En toute honnêteté,
je te le dis, au début, rien ne me semblait impossible. C’est
un peu comme un voyage, on emmène avec soi ses pensées
et sa personnalité. Le paysage change mais pas l’individu
qui charrie ses souvenirs et ses habitudes. Tu sais, le pouvoir et la
force de l’homme se situent dans sa boîte crânienne.
Comprends-tu maintenant pourquoi tu es un véritable symbole?
Quand je suis arrivé là-bas, mes
yeux voyaient ces murs et ces grilles. Pendant plusieurs mois, ma
pensée les a repoussés sans faille. Les gardiens, le
partage de la cellule, la surveillance permanente, rien n’existait
vraiment. Je voyais le réel comme un théâtre
permanent, trop bien réglé pour être honnête.
J’y jouais un rôle et à la fois je jouissais du
spectacle. Oui, parfaitement, je tirais bénéfice de la
comédie humaine qui se construisait devant moi. Tous les
acteurs connaissaient parfaitement leurs textes et leurs gestes, un
vrai ballet réglé au millimètre. Je me révoltais
parfois quand le vent de la tragédie giflait l’un
d’entre nous. Je te vois tressaillir : ma rage était
intérieure et pas un gardien ne l’aurait soupçonnée.
Je maintenais encore à distance la muraille et mon monde
intérieur conservait son intégrité.
A cette époque,
je pensais à ma famille comme si elle était encore ma
famille. Je ne pouvais pas imaginer que les visites allaient se faire
rares puis exceptionnelles. Une visite à Noël, c’est
bien peu pour retracer une année entière, surtout quand
la progéniture déserte le parloir. J’ai vécu
cette désertion comme un coup bas, un geste interdit qui
cingle le point sensible. Je suis d’accord avec toi, admettre
que son père est derrière les barreaux n'est pas une
chose facile. Tout de même, le statut de géniteur est
inaltérable, c'est une loi de la nature, mes enfants ne
peuvent m'oublier. Et puis, que savent-ils exactement de ce qui m'a
conduit ici? Comprennent-ils mon attitude? Ils doivent savoir que je
l'ai fait pour eux. Ils devaient supporter une humiliation, la même
qui m' a été infligée lorsque j'étais
jeune. Rester stoïque lorsque les petits camarades déballent
leurs trésors, se contenter de lécher les vitrines,
comment accepter? C'est vrai, je concède que ma femme ne m'a
pas totalement abandonné. Mais l'usage ne recommande pas de
fréquenter une homme écroué. Cela explique sans
doute son manque d'assiduité. Le poids du voisinage dicte la
conduite des gens honnêtes. Ils sont dehors, ils se croient
libres et pourtant ils ne franchissent jamais les frontières
invisibles. Ils se fabriquent leurs prisons.
Je pense que la
disparition des mes enfants a eu raison de ma force. Surtout, la
perspective de laisser grandir mon fils à l'abri de mon regard
a commencé à attaquer ma résistance. Mon esprit
a baissé sa garde. Les murs se sont faits de plus en plus
opaques. Les images de mes proches, je ne les gardais que par un
effort volontaire et soutenu. Ma volonté était toujours
là mais mes capacités commençaient à
diminuer. Un jour, ma mémoire m'a fait défaut.
Aujourd'hui, je ne sais plus à quoi ressemblent mes enfants.
Au lieu d'une image précise, je n'ai accès qu'à
des formes parasitées par un halo de plus en plus prégnant.
Plus je fais des efforts conscients et plus les reliquats d'images se
brouillent, seuls les rêves m'autorisent un accès aux
souvenirs en voie de perdition. En fait de rêves, c'est le plus
souvent un cauchemar qui revient périodiquement. Je peux te le
raconter en quelques mots. Ma famille est là, je la distingue
assez nettement. Je les vois monter dans un train, arborant la mine
réjouie des vacanciers. Je les observe du quai, je fais des
signes pour attirer leur attention.. Brusquement, des gardiens surgis
de nulle part consignent les wagons en utilisant des sortes de
cadenas. Je crie mais ça n'empêche pas le train de
démarrer. Le défilement du convoi me fait prendre
conscience de leur destinée. Pas de doute, ces barbelés
aux fenêtres, ces wagons à bestiaux, ils se dirigent
vers la mort. Les premières occurrences de ce songe me
laissèrent glacé. Mes proches, cette autre partie de
moi-même allaient mourir et je restais là, impuissant.
Avec un peu de recul, je pense avoir les véritables clefs de
ce rêve. C'est moi qui mourrais un peu tous les jours. La
détention, quelle ironie, me transportait hors de portée
de mes proches.
Je vois que tu penses
au parloir. Tu imagines probablement que c'est une fenêtre sur
l'extérieur, une occasion de se ressourcer, de retrouver un
peu d'énergie vitale. Je suis désolé de
t'apprendre que tu es dans l'erreur. Le parloir a contribué à
ma faiblesse. C'est paradoxal pour quelqu'un du dehors alors je vais
t'expliquer. Sais-tu que je ne me suis pas vu dans une glace depuis
toutes ces années? Le directeur de ma cité
pénitentiaire avait décidé, bien avant mon
arrivée, de supprimer tous les miroirs. Il paraît que
nous pouvions nous en servir pour mettre fin à nos jours. En
somme, le directeur voulait nous protéger de nous-même.
Le résultat, c'est que j'ai vécu toutes ces années
sans avoir une seule image de soi. Mon « moi »
a fini par se faire la malle. Le parloir était devenu le seul
miroir à ma portée. Le regard des autres me renvoyait
régulièrement des indices sur mon aspect. Mes rares
visiteurs devenaient mon reflet. « Comme tu as mauvaise
mine, comme tu perds tes cheveux... ». Ils me rappelaient
tous comme un seul homme que la pendule ne m'attendait pas et
finirait pas me faire avaler mon bulletin de naissance. Et puis
l'absence de miroir t'explique pourquoi aujourd'hui cette barbe me
mange la figure.
Finalement, des
barrières se sont construites autour de moi. Elles se sont
nourries de la consommation de ma peine. Elles se sont révélées
bien plus résistantes que le béton. Pour m'en extraire,
j'ai pensé un temps à travailler. D'ailleurs, ici
beaucoup envisagent le labeur comme un espace de liberté. Il
faut reconnaître que les heures passent plus vite quand
l'esprit est monopolisé par une tâche à
accomplir. J'ai eu la chance, le privilège inouï de pas
attendre trop longtemps un emploi. J'ai tenté l'expérience
avec énormément de naïveté. Je pensais que
le droit du travail était applicable ici comme sur l'ensemble
du territoire. Le travail carcéral, c'est comme des barreaux :
au dehors, tu as des règles, ici, les règles de
sécurité sont réduites à leur plus simple
expression et il n'y a pas de salaire minimum. A force d'œuvrer
pour presque rien dans des conditions limites, on se dit que nos
efforts ne méritent ni salaire ni reconnaissance. Mais qui
trouvera cela indécent? Personne car la tôle est un
univers bruyant rempli de silences assourdissants. Mais j'insiste,
comment veux-tu croire au rôle rédempteur de la
privation de liberté si les droits fondamentaux du commun des
mortels ne sont pas respectés? Je vois clairement en ce moment
que je n'étais pas seulement claustré dans une
forteresse, j'étais aussi la proie de cercles concentriques.
Les murs forment la prison, l'activité professionnelle forme
la prison, la maladie forme la prison. Même la vie intime est
cadenassée par les regards de tous.
J'y pense, je peux te
parler de mon séjour à l'infirmerie. Ce n'était
pas le médecin habituel, celui-ci débutait dans le
monde carcéral. Il m'a parlé comme à un être
humain. La surprise a été telle que les barrières
de protection, les garde-fous intimes patiemment mis au point, tout
est tombé brusquement. Je me suis retrouvé nu,
vulnérable. Je lui ai étalé la misère et
la rage qui m'habitaient. Il m'a répondu avec ses yeux. Devant
la dénonciation des conditions de travail qui avaient conduit
à cet accident, il me comprenait et ne pouvait se dérober.
Alors, pendant un moment, j'ai espéré. C'était
oublier un peu vite les convenances du cercle médical, même
pour un novice dans cet environnement. Il était subordonné
à un directeur, emmailloté lui aussi dans le système.
Après mon rétablissement, rien n'a changé dans
l'atelier. Moi, je conserve une main intacte, qu'en sera-t-il des
moins chanceux? Au fil des visites de contrôle à
l'infirmerie, j'ai pu voir comment le médecin s'était
laissé endoctriner, engluer dans les principes. Son oreille
s'est rapidement branché sur l'ordonnancier. Il a compris son
nouveau job : assommer les angoisses à l'aide de son alliée,
la précieuse chimie. Je n'ai pas d'acrimonie envers cet homme
mais il m'a déçu. Il est resté faible dans
l'adversité. Il n'a pas volé son surnom de dealer en
chef.
Pourtant, il y a
énormément à faire dans ce lieu de perdition. Il
y a la folie, elle est ici ou là, elle rode toujours. Elle est
passée près de moi sans toutefois m'atteindre.
Rapidement, j'ai appris à la connaître, à
l'apprivoiser et à la tenir à distance. Un de mes
premiers camarades de cellule m'a enseigné des tas de choses
sur le sujet. Il était déjà la proie du
déséquilibre quand on m'a installé à ses
côtés. Très vite, j'ai constaté que notre
cage n'abritait pas trois mais quatre personnes. L'intrus était
le volet dépressif de notre compagnon d'infortune. Au fil des
mois, l'invisible a fini par prendre toute la place au sein de notre
aire si exigüe. Les pilules qu'il absorbait en quantité
n'ont pas endigué le phénomène. Il était
conscient de sa pathologie et réclamait sans cesse l'aide d'un
psy. Je me suis rendu compte que la tâche était immense
dans cet établissement, que même une armée de
professionnels de l'âme ne redresserait pas la balance face à
toute cette souffrance. Quelquefois, les gardiens apportaient un peu
de réconfort. Ce ne sont pas de mauvais bougres dans
l'ensemble. Leur soutien peut aider à traverser les passes
difficiles. Mais ils cultivent la distance, ils dressent des
garde-fous. Leur aide est forcément limitée. Mon pauvre
codétenu avait hélas passé le cap du réversible.
Il avait fait une mauvaise rencontre à son arrivée. Il
ne s'en était jamais remis. Avoir une gueule d'amour, c'est
bénéfique dans bien des circonstances. Dans un lieu
clos, c'est très vite dangereux. Il en restera affecté
pour le restant de ses jours. Avant qu'il ne parte pour un
établissement psychiatrique, il passait ses nuits à
hurler. Il se joignait au concert nocturne. Il a brisé une
partie de mes nuits mais je lui suis reconnaissant de m'avoir mis en
garde contre un ennemi insoupçonnable : moi-même. Si
j'ai réussi à tenir le cap, c'est également
grâce à son concours involontaire.
Mais je suis là,
je te parle depuis des heures me semble-t-il, c'est une véritable
hémorragie verbale. Ça faisait si longtemps que nous
étions séparés! Quand je suis entré dans
la prison, ils m'ont obligé à me séparer de toi.
Je me suis demandé ce que tu étais devenu. En te
retrouvant maintenant, je me rends compte que tu participes à
ce que je suis. Mon identité te doit beaucoup. Ils ont du te
caser dans un endroit malsain, tu sens l'humidité. Je tiens
mon symbole de la liberté : c'est toi, mon feutre. Je parle et
je te parle et je palabre encore. Je réalise que je déblatère,
assis sur le trottoir et que je m'adresse à toi. Est-ce normal
de s'adresser à un chapeau? Les passants ne font pas attention
à moi ou bien font mine de m'ignorer. Ils sont coïncés
dans leurs principes. Maintenant que je suis libre, maintenant que
mon avenir retombe entre mes mains, j'ai peur. Il y a des années,
en passant derrière les grilles, je pensais que la puissance
de mon esprit allait me garder en liberté. Je sais que c'est
l'inverse qui s'est produit. L'enfermement a fini par bâtir des
murs à l'intérieur de mon crâne. Je suis
paralysé. Vais-je me lever? Vais-je marcher vers ma femme et
affronter la vérité? Toi, mon chapeau, ma dignité,
donne-moi la force d'avancer!
Tous droits réservés TheGrou - mars 2006