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L'homme sans visage

Je retranscris ici l’intégralité d’une lettre que j’ai reçue il y a trois semaines.

Je suis l’homme sans visage. Ma tête tellement ravagée échappe à l’entendement. Vous ne me croyez pas ? Pourtant, vous me connaissez. Je suis encore vivant, j’ai survécu à l’accident. Rappelez-vous le temps d’avant ! Vous me considériez comme quelqu’un de charmant. J’étais aidé en tout par mon physique. Les lignes de mon visage étaient fines et bien dessinées. Le noir de mes cheveux contrastait admirablement avec la lumière de mon regard. De tous ces cadeaux de la nature, il ne me reste pas grand chose. J’ai eu la chance de garder mes yeux intacts, un vrai miracle. Mon corps s’est remis de ses brûlures. Il a retrouvé sa grâce particulière. J’ai hérité paraît-il de la souplesse du félin, et l’ossature de ma carcasse laisse encore présager une force de taureau. Bien sûr, ce sont des atouts précieux pour conquérir la gent féminine. Je ne m’en privais d’ailleurs pas. Maintenant que ma figure s’est rapprochée irréversiblement du cubisme, je ne pourrais plus guère intéresser que les aveugles.
 
Si on réfléchit bien, je suis presque le même. Certes mes cheveux et mes cils ont disparu. Mon nez a laissé la place à deux trous béants. Deux orifices  auriculaires remplacent désormais mes feuilles de choux. Ma peau  ressemble à du papier journal qu’on aurait froissé de ci de là. Mes lèvres sont l’œuvre d’un spécialiste. La chirurgie réparatrice fait ce qu’elle peut. Le tableau peut paraître chargé, mais si on fait les comptes, je n’ai perdu tout au plus que quelques grammes de peau. Je reste moi-même et je conserve la vie. C’est un bilan somme toute positif.
Dire qu’une petite bombe aérosol combinée à une cigarette peut vous refaire le portrait en quelques secondes. On ne se méfie jamais assez des appellations, le mot bombe aurait dû m’alerter. Mais qui de nos jours lit les modes d’emploi ? « Utiliser par petites pressions successives loin de toute flamme » ils disaient. Et puis ça m’apprendra à fumer, ça nuit gravement à la santé, c’était signalé sur le paquet. Je remercie la couche d’ozone sans qui rien ne serait arrivé, on la protège bien maintenant. Dans nos satanés aérosols, il n’y plus de trace des vilains gaz qui la bouffaient, les scientifiques appelaient ça les CFC je crois. Ils les ont  remplacés par des gaz inoffensifs comme le butane et le propane. Ils ont juste oublié de protéger l’environnement immédiat de leur fabuleuse idée.
 
Bon, je m’éloigne un peu du but premier de ma lettre. Je voulais simplement vous informer de ma situation difficile et vous demander de l’aide aussi. Quand vous recevrez ce courrier, je me serais décidé à sortir au grand jour. J’éviterais les rayons du soleil, ma peau privée de sa pigmentation ne le supporterait pas. J’irais affronter le regard des inconnus avant de me confronter au vôtre. Quand je suis revenu de l’hôpital il y a deux semaines, les gens dans la rue m’ont regardé avec insistance et curiosité. Je les comprends, on ne croise pas une momie vivante tous les jours. Que se passera-t-il lorsque je me promènerai à visage découvert ? Les gens s’enfuiront-ils à mon approche ? Resteront-ils impassibles devant ma tête inhumaine ? Et vous, mes amis, mes collègues, ma famille, comment réagirez-vous ? Je sais d’emblée qu’un temps d’adaptation sera nécessaire. L’image que le miroir me renvoie ne m’est pas encore familière. Le sera-t-elle un jour ? Il me faudra du temps avant d’admettre que ce reflet restera pour toujours le mien. Je vous demande de m’aider, de ne pas me fuir, de ne pas m’éviter. Je préfère voir vos visages sans fard. Je vous supplie de ne pas cacher vos émotions, de rester naturels. Ma mère m’a rendu visite hier. Elle a tenté de rester stoïque devant cet individu né de sa chair, mais qui avait perdu toute filiation apparente. Les larmes ont percé le blindage qu’elle s’était imposé. Grâce à sa réaction, j’ai compris que les gens pouvaient culpabiliser face à un tel spectacle. Ils ont peur d’être blessants en laissant leur émotion émerger, alors ils deviennent distants et insensibles. Ne tombez pas dans le panneau et venez à ma rencontre, c’est le geste qui me fera oublier que je n’appartiens plus au commun des mortels.

Je compte sur vous,
 
Pierre 
Tous droits réservés TheGrou - avril 2002

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