L’heure du déclin s’annonce et déjà la cathédrale
Saint-Julien se réfugie dans l’ombre. Je pénètre son silence
pieux en admirant le mariage réussi de l’austérité romane
à l’audace gothique. La dame de pierre raconte la grandeur des bâtisseurs
du temps jadis. J’emprunte le déambulatoire pour un parcours initiatique.
Des réminiscences prennent corps à la vue des fonts baptismaux
: c’est ici que tout a commencé. L’eau symbolique a coulé sur
mon front, il y a un demi-siècle. Depuis, le doute s’est installé
en moi. Je n’ai jamais rencontré Dieu dans les églises mais j’ai
beaucoup appris sur le coeur des hommes. Grand est le mystère de la foi,
plus grand encore celui du doute ! Il m’a fallu du temps pour comprendre le
sens des phrases que je répétais machinalement. Le nourrisson
rentre dans la vie religieuse, pourtant il ne prononce que des babillages insignifiants.
A l’âge de la communion, l’enfant renouvelle le bail sans comprendre les
enjeux. De toute manière, à douze ans, la vie éternelle
paraît interminable et hors propos.
J’avais treize ans quand ma mère est tombée gravement malade.
Mes prières ferventes sont restées sans effets et maman est partie
rejoindre le Père tout puissant. Le curé m’a parlé de la
vie éternelle, du paradis, d’une béatitude infinie. La vie éternelle
ne ramenait pas ma mère et ne me consolait pas. Mon père semblait
ne pas reprendre pied. Je continuai cependant à assister aux offices
dominicaux, par égard pour lui. A la sortie de la messe, je passais de
longues minutes à observer l’édifice. Les pierres de Saint-Julien
me semblaient tristes et inutiles. Mon regard ne s’émerveillait plus.
Les diablotins juchés aux sommets des contreforts se moquaient bien de
moi.
La sortie de la messe est propice aux conversations. Certains fidèles
apportaient à mon père un peu de réconfort. Il restait
plus longtemps à discuter. Pour tromper l’attente, je me mettais discrètement
à écouter les conversations. Cela n’est pas très convenable,
je l’avoue mais c’est très instructif. Ça a été
un choc, une révélation : à deux pas de l’église,
de la maison de Dieu, des démons sortaient de la bouche des gens. Ils
n’étaient pas de pierre ceux-là, ils avaient le pouvoir de nuire.
Je me souviens par exemple de madame l’architecte qui enseigna un coup juteux
au notaire. Une maison allait être mise en vente, son propriétaire
se trouvait en bonne voie pour le cimetière. Il s’agissait d’anticiper
un peu sur les événements pour obtenir un bon prix. Je me souviens
surtout du mendiant qui fut molesté à l’intérieur de la
cathédrale. Il était certes éméché mais ne
faisait de mal à personne. Quelques bien-pensants préférèrent
le faire sortir en le gratifiant de sacrés coup de pieds.
Hasard de la vie, j’avais vingt ans quand le destin remit sur mon chemin le
mendiant malchanceux. Je parle de hasard, peut-être faut-il y voir une
intervention divine ? C’était en hiver, par un froid sibérien,
je passai près de la cathédrale pour rentrer à mon domicile.
Un homme m’interpella : « Pouvez-vous me donner la pièce, de quoi
prendre un café et me réchauffer ? ». Malgré ses
cheveux et sa barbe désormais complètement blancs, je reconnus
immédiatement le quêteur invétéré, l’habitué
de Saint-Julien. Spontanément je lui proposai de passer la nuit chez
moi. Il accepta sans discuter, il devait être mort de froid. Il resta
plusieurs jours bien au chaud dans mes murs avant de partir en emportant mon
portefeuille. Je retrouvai mon bien un peu plus tard dans ma boîte aux
lettres accompagné de ce petit mot : « Veuillez excuser ce mauvais
réflexe ». Je lui pardonnai aussitôt son écart.
Il revint quelquefois chercher l’hospitalité.
Le temps de ma jeunesse est loin derrière moi. Aujourd'hui, je me regarde
dans la glace avec lucidité. Une grande partie des démons qui
m’habitaient me laissent maintenant en paix. A Dieu, je ne dois rien, seul le
temps a fait disparaître le sentiment d’injustice né lors du décès
de ma mère. Je suis en paix avec moi-même et avec les autres.
J’accepte la condition qui est la mienne. Avec le recul des ans, j’ai fait le
tri dans mes souvenirs. Toujours me revient en tête la facilité
avec laquelle j’ai su accueillir un mendiant un soir d’hiver. Ce qui me fut
naturel semble incompréhensible pour le commun des mortels. C’est peut-être
là la véritable merveille qui vit en mon sein.
Je sors de Saint-Julien dans la pénombre, tout imprégné
de divin. Mais toujours persiste le doute.
Pour en savoir plus sur la cathédrale
Saint-Julien, n'hésitez pas à faire une petite visite architecturale
ici.
Tous droits réservés TheGrou - mai 2003