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Première

Il faut te jeter à corps perdu dans l'abîme : vas-y, déclenche la foudre, balance leur tes tripes et assourdis-les, c'est le moment, tu es prêt !
Ces quelques mots criés doucement me font suer la peur tout au long de l'échine. Je me raidis mais il va falloir entrer dans l'arène. Je glisse comme l'ombre du serpent qui approche sa proie. Le monde se rétrécit au point de ne plus me montrer que des lattes de bois sous mes chaussures. Je distingue mes doigts pleins de phalanges : ne me trahissez pas ! Je finis par m'essouffler à avancer si lentement et la souffrance devient presque insupportable. Il me faut tenir jusqu'à la scène. La pénombre cède de plus en plus, les artilleurs de lumière la découpent en minuscules morceaux. Je m'expose maintenant à la vue de tous. Ils sont nombreux à en juger par le bruit rose généré par leurs multiples mains, je sens leurs regards perçants comme des enclumes organiques, fardeau impossible à supporter. Je ploie sous la charge, d'autres appelleront ça le salut au public. Mon salut ne tiens cependant qu'à mes dix doigts. Derrière moi, le singulier meuble m'attend impatiemment, les cordes vibrent déjà par ma seule présence et je ne saurais résister à un tel appel. Je m'installe donc avec effroi devant cette autoroute de notes, le silence se fait tandis que le vide scinde en moi l'automate et l'interprète. Des milliers de pavillons se tendent à l'infini intimant l'ordre : commence !

Un automate gère à merveille le truchement digital de l'oeuvre. L'interprète, cette seconde partie de mon tout veille au grain : déroule bien cette arabesque semblable aux fluides, épelles-en bien les gouttes, oui, comme cela, renforce le fleuve qui sourd, laisse gicler les paquets de mer, maintenant !
 Je les tiens tous, ils sont à ma merci, je suis sublime. Plus de douleur, plus d'angoisse, je suis l'infini qui pénètre les auditeurs, mes terminaisons les portent aux nues. Je suis dans une dimension inconnue où le temps, la distance, le froid et la chaleur s'assemblent pour former cette hybridation qu'est l'émotion pure. Quelques-uns dans le public rejoignent cet état de grâce, je le sais sans le voir.

L'automate vient de se figer sur les dernières notes laissant les trois mi résonner dans le silence. L'absence de son  restitue l'indivision de mon être. Il me faut supporter la profanation du silence car tous ces gens exultent. Le devoir m'impose de courber l'échine une seconde fois, semblable à un grand échassier qui fait la cour à sa femelle. L'obscurité m'engloutis, je suis une ombre qui rejoint l'ombre. Ma substance m'a quitté, je ne suis qu'une bogue vide. Il va falloir régénérer ce que l'automate m'a sucé. Mon mentor me retrouve, me félicite, il a les larmes au bord du coeur. Il sait que les soirs de premières sont les plus difficiles à négocier. Acteur de l'ombre, il m'envie certainement un peu. Il ne connaît pas le doute incommensurable : pour combien de temps encore cette grâce ?
Tous droits réservés TheGrou - juin 2002

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