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La mariée de guerre

Immeuble en destruction

C’est un cheveu sur la soupe. Une robe de mariée exhibe sa blancheur improbable dans ce décor  désespéré. Peut-on aimer alors que le chaos règne en maître absolu ? Ici les anciens racontent aux plus jeunes comment, jadis, le jour passait par les carreaux des fenêtres. L’été les maisons ne possèdent plus que des ouvertures béantes. Les hivers imposent une claustration de fortune. Certains ont  les moyens de placer des planches dans chaque embrasure donnant sur l’extérieur, mais le bois demeure un bien trop précieux pour être mis à la merci du premier venu. Avant tout, penser au chauffage... L’hiver persiste trop longtemps et quelques-uns ne supportent pas l’obscurité presque permanente de l’enfermement. Ce sont des morts qui devraient s’ajouter aux victimes de guerre. Pour ne pas finir comme eux, il m’arrive d’aller me promener sans but précis, au hasard. Ce risque gratuit reste mon seul luxe, mon unique bol d’air. Habituellement, les gens s’aventurent au dehors pour trouver de la nourriture ou pour travailler. C’est inimaginable, l’économie continue à tourner, presque indifférente à la situation. Si tout cela finit un jour, peut-être pourrais-je exercer mon métier de maçon. La tâche sera immense et je n’aurais certainement pas l’occasion d’en voir la fin. En attendant, je suis au chômage forcé. Personne ne veut reconstruire ce qui sera de nouveau bombardé ou mitraillé dans l’année. Le paysage en est bouleversé. Sous les balles, les murs sont malades de la petite vérole et pas un seul fou n’a l’idée de les soigner.

En attendant la délivrance, je me ballade dans la ville agonisante. Ce matin, la robe de mariée m’est apparue : semblant flotter dans l’air bleu, elle défiait le gris environnant. Je n’ai pas osé l’approcher. Paraît-il, l’esprit humain invente toute sorte de stratagèmes amusants pour endormir la méfiance. Les Nazis ne piégeaient-ils pas les pianos ? J’ai goûté une once de liberté tout en tâchant de préserver ma vie. J’ai régalé ma vue en contemplant cette œuvre d’art en plein air, en pleine guerre.

Je repense sans arrêt à cette robe. Ce soir à la veillée, je ne peux taire ma trouvaille. Pas un seul adulte ne croit à l’imminence d’un mariage. Certains ironisent : ils imaginent un joli collier de douilles en guise de parure, en harmonie avec les circonstances. Après tout, les gosses fabriquent des tas d’objets avec les douilles, certainement pour tromper l’ennui. Je suis étonné de l’attitude des enfants. Ils ne semblent pas atteints par la folie de leurs aînés. Par quel prodige oublient-ils que ces cylindres de métal ont contenu un jour une charge mortelle ? Comment font-ils pour transformer cette noirceur en éclats de rires ? Ils sont là, trop maigres, à nous regarder. Qu’attendent-ils de nous ? Le gamin de la voisine du dessus a écouté mon histoire. Il prétend que la robe sortie du placard servira à célébrer un anniversaire de mariage. Cette idée m’enthousiasme. Ainsi la symbolique serait très forte, comme un appel  à la raison : une union durable est toujours possible dans ce pays. Prenez exemple, cessez vos combats intercommunautaires, redevenez humains !

L’heure de se coucher me rappelle à l’ordre. Mon quart de surveillance se situe vers quatre heures du matin. Tout l’immeuble se reposera sur moi, il me faudra garder mes sens en alerte pendant de longues heures. Je ferme les yeux.
Quatre heures trente. Le locataire du rez-de-chaussée vient me secouer gentiment. Il me laisse son poste. Je me lève, rejoint un réduit spécialement aménagé dans le toit. De là, j’ai une vue imprenable sur le quartier. La lune éclaire la scène vide des rues. Il n’y a pas de tragédie prévue au programme. Le temps passe sans subir le trouble des rafales de pistolets mitrailleurs. L’aube dessine des montagnes imaginaires. Ce sont de gros nuages sur l’horizon. La température est propice aux flocons, la poésie va renaître dans la contrée. Les taches des sang disparaîtront, la guerre sera absorbée. En attendant, le jour étale sa vérité devant mes yeux. Un mouvement, une ombre apparaît. Ce n’est qu’un chien. Même à cette distance, je pourrais l’abattre, je suis très bon tireur. A quoi bon, nous avons encore de quoi manger. Le bruit réveillerait toute la maison et pourrait nous attirer des ennuis. Il appartient vraisemblablement à quelqu’un ce chien, il fait mine de savoir où aller. Ignore-t-il le danger ? Voici la relève, je vais me coucher un moment.

Mon sommeil est agité. Cette satanée robe me taraude, je vais devoir tirer cela au clair pour retrouver ma sérénité. La neige a honoré son rendez-vous pendant ma courte sieste. Elle tombe encore et fait régner un sentiment de paix. Je m’habille chaudement en prévision de ma sortie. Je grignote vite un gâteau sec, profite de la présence d’électricité pour me faire chauffer de l’eau. Un thé me fera du bien. J’arrive encore à trouver mon breuvage potable. Les feuilles du théier sont pourtant lessivées après tant d’usage, je ne sais par quel miracle le liquide s’aromatise encore.
Je descends dans la rue accompagné de mon inconscience habituelle. Mon air suffisant me sert d’armure. Je me rapproche de mon objectif en faisant des cercles concentriques. La ville sonne comme un désert sans vent tant la neige étouffe jusqu’au bruit de mes pas. Les vestiges du bureau de poste s’offrent en spectacle. L’art déco des façades dévoile sa structure métallique. La rouille prend ses droits temporels. Mon instinct me dit de poursuivre. Une patinoire singulière réveille en moi des idées de détente. Mon imagination me joue des tours, ce que je vois est une piscine à coeur ouvert ornée d’une calotte glaciale. Il me reste cinquante mètres à faire. De loin, je reconnais la forme blanche lestée d’un manteau glacé. La robe s’expose toujours au même endroit.

J’ose continuer cette fois, la curiosité est la plus forte. Je commence à voir les détails de la scène. L’habit givré oscille,  suspendu  devant un immeuble bourgeois délabré. Un châssis de bois et de  fer s’est transformé en patère improvisée. Il ressemble à l’ossature d’un stand de marché. Par je ne sais quel phénomène de recyclage, le mobilier urbain se déplace puis se délite. En ces temps où presque personne n’ose se promener à découvert, les marchés et leur attirail font de toute façon partie du passé. Je promène ma main sur la robe, aucun piège ne semble tendu.  J’enlève délicatement la gangue de glace. Sous le blanc venu du ciel, provisoirement immaculé, je découvre un tissu jauni. Le vêtement accuse les ans. Le gamin tenait une piste avec son hypothèse d’anniversaire de mariage. Pourtant, la robe est resté à l’abandon toute la nuit. Aurait-on voulu tuer un symbole ? J’accorde à nouveau mon attention sur l’environnement. Ma vigilance ne doit pas s’endormir, l’idée du piège ne peut être écartée. Je ne sais quel organe m’avertit d’une présence. Je me retourne. Un vieil homme s’approche de moi. Il n’est pas armé, en apparence. Je tente de garder cet air sûr de moi qui a fait merveille jusqu’à présent. L’homme me salue d’un hochement de tête. Il touche du regard l’étoffe jaunie et m’interroge :
- Vous la connaissiez ?
Je réponds simplement par la négative sans m’étendre sur le pourquoi de ma présence en ce lieu.
- C’était Alléna Zadka, la femme de mon voisin. Elle a été blessée à mort la semaine dernière, ici même lors d’une fusillade. Elle s’est retrouvée prise entre deux feux sans avoir le temps de se mettre à l’abri. Quand le calme est revenu, on l’a retrouvée inconsciente. En l’absence de son mari, c’est moi qui me suis occupé d’elle. Je l’ai accueillie dans mon appartement, voyez-vous. Je ne voulais pas qu’on l’expédie dans un des ces hôpitaux improvisés et qu’il soit impossible de la retrouver. De toute manière, elle avait perdu beaucoup de sang. Faute de moyens, les médecins n’auraient rien pu tenter. Monsieur Zadka est arrivé en fin de journée, Alléna n’était pas encore morte. Je l’ai mis très vite au courant et ne lui ai laissé aucune illusion sur l’état de sa femme. Il s’est approché d’elle et l’a prise dans ses bras. La douleur a dû la réveiller car elle a ouvert les yeux en gémissant. Quand elle a reconnu son mari, ses lèvres ont esquissé un maigre sourire. Il lui restait encore un peu de force pour parler. Elle aligna ces quelques mots : « Dommage, on ne pourra pas fêter notre anniversaire de mariage ». Il lui a dit de rester tranquille. Elle s’est empressée d’obéir pour l’éternité.

D’habitude, les récits d'exactions glissent sur moi comme une lame sur la carotide. Cette fois, mon indifférence en prend un coup. Etre civil dans cette guerre est une malédiction, le privilège de mourir sans pouvoir se défendre. Une interrogation demeure cependant. J’ajuste ma phrase en visant le vieil homme.
- Savez-vous ce qu’est devenu monsieur Zadka ?
- Oui. Après avoir enterré sa femme, il a pris la décision de fuir la région. Il y a trois jours, il a accroché la robe ici. J’ai trouvé son geste étrange. Il m’a dit qu’il voulait faire un symbole, laisser la trace visible d’une tragédie parmi tant d’autres. Il est parti en me remerciant de l’avoir soutenu dans ce moment difficile. Il ne m’a pas révélé la direction qu’il comptait prendre, il a seulement précisé : « vers un pays où il est encore possible de s’aimer librement ».
Le silence recouvre à nouveau la cité. Je rentre, soudain accablé par une grande fatigue. Je me sent vieux. Toutes ces années de guerre ressemblent à des parenthèses mises ma vie. Et je ne sais toujours pas ce qu’est l’amour.

Tous droits réservés TheGrou - mars 2003

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