Ce mardi était d'une banalité
bien morne. Pourtant, des jours semblables peuvent être
infiltrés par des événements dont la portée
ne se mesure pas immédiatement. Le mardi en question
en faisait partie.
La journée avait filé, avec une fulgurance déconcertante.
Pourtant, le travail de René n'était guère
passionnant. Cela faisait presque huit ans que la sonnerie de
sept heures trente le sortait de sa torpeur matinale. En huit
ans, l'évolution de ses gestes fut très lente
et très limitée. A ses débuts, il était
au secteur emballage dans une usine d'électronique. Sa
tâche consistait à préformer les cartons
et à envelopper les appareils frais sortis de l'atelier
de production. Il ne connaissait alors pratiquement rien des
fonctions de ces appareils. Il ne se sentait pas concerné.
Pourtant, après deux ans de manutention, il avait suivi
un stage d'une semaine et demi pour le familiariser avec le
fonctionnement du matériel qu'il emballait. On lui avait
aussi expliqué le processus d'envoi d'un colis, des formulaires
propres au mode d'expédition jusqu'aux méthodes
d'archivage de la destination des appareils. Par ce stage, René
avait espéré vainement ne plus emballer ses colis.
Hélas, il procédait toujours à ce pénible
travail. Cependant, il avait une autre fonction qui lui paraissait
bien plus évoluée que celle de jadis : "le
déverminage". Il était devenu, grâce
à son stage, le traqueur des produits mort-nés
de son entreprise, une sorte de médecin doublé
d'un fossoyeur. Il croyait être un maillon essentiel de
la fiabilité du produit. Il était fier de lui
et fier de sa tâche. Il comprenait, par une sorte d'instinct,
que les études ne l'auraient pas conduit à un
poste aussi élevé, et que le destin l'avait mené
vers la réussite par des voies privilégiées.
Malgré cela, il devinait que la menace de la routine
se faisait plus pressante chaque jour. Il se rendait compte
que ses gestes devenaient répétitifs au fil des
mois.
Ce mardi là, à la sonnerie de sept heures trente,
il bascula le levier qu'il nommait "le général",
geste qui inonda immédiatement son espace familier d'une
lumière blafarde mais puissante. Ensuite, dans un ordre
inaltérable, il alimenta en électricité
les six tables qu'il appelait "bancs d'essai". Après
un temps, nécessaire au démarrage des appareils,
il vérifia que tous dessinaient une parfaite ligne droite
sur leurs écrans.
C'était toujours à ce moment que sa tension nerveuse
s'élevait d'une façon incontrôlée.
Tous les jours l'angoisse l'étreignait. Les appareils
devaient absolument dessiner une ligne luminescente. De plus,
cette ligne devait se trouver au centre de l'écran et
conserver une rectitude parfaite. Si c'était le cas,
et c'était presque toujours le cas, il débranchait
les appareils sains et, avec sa technique éprouvée,
il les étiquetait soigneusement et les emballait prestement.
Il comblait aussitôt l'emplacement libre par un autre
appareil à tester. Le roulement se poursuivait ainsi
jusqu'à ce que tous les appareils mis en test la veille
soient remplacés. Le reste de la journée lui permettait
de s'occuper de l'expédition du matériel.
Quelquefois, l'écoulement du temps
se trouvait brisé par un appareil défectueux.
Un seul événement comme celui-ci pouvait gâcher
la journée, voire même la semaine de René.
La procédure qu'on lui avait enseignée en pareil
cas consistait à répertorier le numéro
de série de l'équipement défectueux, puis
d'apporter le défunt au service maintenance. L'appareil
était alors autopsié, puis éventuellement
réparé. On savait ainsi déterminer le responsable
de la panne. René redoutait ce moment car il associait
la panne à un échec de l'entreprise dans son ensemble.
Le monde qui l'entourait prenait un jour fragile et vulnérable.
Il se sentait faible devant ces événements qu'il
ne maîtrisait pas. De plus, les entrailles des appareils
recelaient des objets plus ou moins gros, plus ou moins colorés,
dont certains portaient des inscriptions incompréhensibles.
Impossible de trouver la provenance d'une panne sans être
initié au langage insolite de l'électronique.
Dans de pareils cas, René se trouvait face à son
impuissance. Il fallait livrer le défunt au service maintenance,
et pour cela traverser l'usine. Son trajet comportait un risque
: celui d’être aperçu par un membre de la direction.
Lorsqu'il approchait du bureau fatidique, il accélérait
son pas d'une façon sensible. Il entendait déjà
un quelconque supérieur se plaindre de la fréquence
des pannes, et pleurer sur les investissements vains alloués
au service qualité.
Quand, par miracle, il échappait à cette épreuve,
il lui fallait encore attendre le verdict prononcé à
la suite de l'autopsie. Ce verdict s'adressait au responsable
du mauvais fonctionnement en question. René avait alors
pour tâche de transmettre les conclusions de l'analyse
au présumé coupable. L'attente du verdict devenait
un véritable supplice. René craignait que le nom
inscrit sur l'enveloppe ne lui soit familier. Avec sa promotion,
il avait hérite de cette tache cruelle : être la
personne par laquelle arrivait le malheur. Il craignait, à
tort, que la fatidique enveloppe ne véhicule un préavis
de licenciement ou une sorte d'avertissement. En fait, il n'en
était rien. La lettre contenait simplement les nouvelles
procédures à respecter pour éviter de nouvelles
pannes. Pour le savoir, René aurait du surmonter sa peur
face à un sujet tabou : l'échec. Il en était
bien incapable.
Ce fameux mardi, aucun incident ne fut à déplorer.
Les appareils furent tous en bonne santé. René
rentra chez lui serein.
L’événement arriva peu avant le repas du soir
: un livre de cuisine avait disparu. Pourtant, il se trouvait
rangé invariablement sur l'étagère située
près de la porte de la cuisine. René constata
que l'emplacement du bouquin, entre le livre de mécanique
automobile et le dictionnaire encyclopédique, était
encore visible. René fut rassuré, sa mémoire
ne le trahissait pas, elle connaissait parfaitement l'emplacement
de chaque objet dans sa maison. Il s'expliqua rapidement l'absence
du livre : son voisin avait sans nul doute consulté le
bouquin sans le remettre en place.
René redoutait par-dessus tout de perdre la mémoire.
Un ancien collègue lui avait raconté comment sa
vie avait basculé à la suite d'une perte partielle
de ses souvenirs. A cause de ce récit, René connaissait
la peur obsédante de tout d'oublier. Aussi était-il
méthodique, et il le revendiquait. Il ne concevait pas
la vie sans un agencement strict et durable. Les meubles de
son logement restaient aux même endroits depuis des lustres.
Pourquoi les bouger si leur emplacement est optimum ? Pourquoi
modifier les choses qui fonctionnent ? René ne comprenait
pas l'acharnement des hommes à vouloir faire mieux, plus
beau, plus fort, plus grand. Les jeunes surtout l'inquiétaient,
ils ne se contentaient de rien ou alors pour pas longtemps.
Le changement, pour René, était synonyme d'instabilité.
Le livre de cuisine n'avait pas vraiment disparu, il se trouvait
simplement sur la table de la salle à manger, bien en
évidence. Ce qui aurait du inquiéter René,
c'est que le livre devait logiquement s'y trouver depuis la
visite de son voisin, c'est à dire depuis plusieurs jours.
Le livre ainsi posé n'aurait pas manqué d'attirer
son attention. Mais cette réflexion glissa sur son esprit.
La semaine se termina sans l'ombre d'un événement
insolite. Pourtant, le répit de René fut de courte
durée...
Les samedis et les dimanches étaient
des jours vides. Le travail remplissait si bien les autres que
René avait du mal à s'occuper. Les parties de
cartes du dimanche après-midi n'avaient plus lieu. Ses
amis s’étaient fâchés un beau jour où
l'alcool avait dénoué un peu trop certaines langues.
De sombres histoires d'adultères étaient venues
entacher les relations amicales du groupe de joueurs. Heureusement,
la télé remplaçait cette compagnie du dimanche.
Les émissions étaient distrayantes. Finalement,
René s'en accommodait fort bien. Elles avaient au moins
l'avantage de ne pas créer d'histoires. Mais la télévision
était envahissante. Progressivement, les veillées
entre amis devinrent des veilles devant l'écran. Le petit
écran ne fut pas longtemps seulement devant les téléspectateurs,
il fut rapidement entre eux. Il fit écran aux conversations.
La télécommande était le signe de la faiblesse
des hommes. Le confort endormait peu à peu la vigilance
des téléspectateurs. Les gens devinrent des étrangers.
René était habitué à la solitude.
Quand les programmes ne l'intéressaient pas, il bricolait
vaguement, rafistolait sa maison, ses meubles ou bien bêchait
son petit jardin. Quand le temps le permettait, il partait pour
la journée à l'étang des Six Grenouilles.
Là, il pêchait dans le silence trompeur de la nature.
Il avait abandonné la chasse. Il devenait maladroit et
la marche le fatiguait rapidement. Il gardait cependant son
fusil. Il ne s'était jamais résolu à s'en
séparer. Il l'entretenait régulièrement
et le gardait chargé. Les agressions n'étaient
pas rares, à en croire les journaux...
Samedi matin, le soleil était vif mais froid. L'automne
faisait rougir les feuilles. René décida tout
de même de partir aux Six Grenouilles. Il s'habilla chaudement
et sortit vers dix heures. Il fut de retour à cinq heures.
Il avait capturé plusieurs carpes et une énorme
tanche. Il évida ses prises et les mis au frais pour
le repas du soir.
Le lendemain, il traîna au lit jusqu'à onze heures.
Il déjeuna sommairement et se glissa devant la télévision.
Il resta là jusqu'au soir, tantôt attentif, tantôt
assoupi.
La journée de lundi commença
mal : son réveil sonna à quatre heures du matin,
au lieu de sept heures moins le quart. Il retrouva le sommeil
vers quatre heures et demi, résolu à acheter un
nouveau réveil au plus tôt. Il espérait
seulement que la défaillante mécanique tienne
encore le coup jusqu’au branle bas de six heures quarante cinq.
C’est ce qu'elle fit. Ce dysfonctionnement soudain ne
l'inquiéta pas. Le mécanisme fragile du réveil
commençait à être fatigué, pensait-il.
Pourtant, il n'en était rien, il était en parfait
état.
Il est difficile de se rendre compte des petits détails
insolites de la vie, chacun d'eux nous échappent, tant
ils restent insignifiants. La mémoire est principalement
la source présumée de ces événements
: si un objet ne réside plus à l'endroit où
l'on vient de le poser, la mémoire sera accusée
et condamnée sans même pouvoir se défendre.
Pourtant la mémoire peut être infiniment
précise. Les souvenirs, par contre, ne sont engrangés
que par le biais de la subjectivité. Ainsi, René
affrontait-il un paradoxe : d'une part, il avait entièrement
confiance en sa mémoire, d'autre part, il craignait de
la perdre sans s'en rendre compte, comme son collègue.
C’est pourquoi il la testait sans arrêt pour être
sur de la contrôler. Si bien que l'effet direct de ses
exercices quotidiens fut un raffermissement de la précision
et de la fiabilité de ses souvenirs. Il n'avait pas ou
plus de raison de craindre le terrible "trou", il
possédait une mémoire surentraînée,
bien au-dessus de la moyenne des humains.
C'est pour cela que René s'est bien vite aperçu
que quelque chose ne tournait plus très rond... Ce lundi,
lorsqu'il voulu prendre un ticket de bus dans son portefeuille,
les dits tickets avaient disparu... Il examina attentivement
tous les recoins susceptibles d'accueillir les petits bouts
de bristol : en vain, les titres de transports s'étaient
bel et bien éclipsés. Le bus était bondé,
comme à l'habitude. Ordinairement, il était déjà
difficile de poinçonner son ticket, tant la foule était
compressée. René était monté, comble
de malchance, à l'arrière du bus. Pour être
en règle, il devait atteindre le chauffeur et lui demander
un ticket. Une entreprise en vérité bien périlleuse.
René commença donc à affronter cette masse
de chair malodorante en grommelant quelques vagues excuses ou
quelques approximatifs pardons. La foule restant désespérément
figée, René perdit son calme. Une vision accentua
son malaise : des hommes en imperméable attendaient peut-être
là-bas, prêts à monter dans le bus. Ces
hommes, les contrôleurs, allaient faire éclater
la vérité : il n'était pas en règle.
Il deviendrait alors la risée de cette marée humaine
hostile, il serait à jamais déshonoré.
Le bus atteignit l’arrêt suivant. René cueillit
cette providence et se rua au dehors du bus, bousculant
brutalement les passagers auxquels il adressait mille pardons
quelques secondes auparavant. Les portes pneumatiques se refermèrent
sur les insultes d'un des passagers, plus grincheux ou plus
meurtri, et le bus s'éloigna.
Délivré de cette fâcheuse situation, René
retrouva rapidement son calme. Il se mit à marcher en
direction de son usine. Il pensait atteindre son poste avant
la fatidique sonnerie de sept heures trente. La marche laissait
libre cours à sa pensée. Une question se posa
d'elle-même: comment les tickets avaient-ils déserté
le portefeuille? Il était absolument certain de les avoir
vus à leur place la veille. Pas de doute, quelqu'un lui
avait joué un tour. Son raisonnement chemina naturellement
vers tous les événements insolites qui s'étaient
déclarés dernièrement. Il pensa à
son réveil. L'aiguille qui déterminait l'heure
de la sonnerie n'était pas à sa place. Il était
encore trop endormi pour l'avoir remarqué durant la nuit.
De toute façon, l'aiguille ne pouvait pas se mouvoir
toute seule. Quelqu'un était à l'origine de ces
deux événements, sans aucun doute, pensait-il.
La silhouette de l'usine s'ébauchait
enfin à l'horizon, mais il était déjà
sept heures quarante cinq. Pour la première fois depuis
de nombreuses années, il allait être en retard.
Evénement fâcheux pour son esprit déjà
fort perturbé. Heureusement, seul un collègue
remarqua ce retard. René fut ainsi libéré
de la torture que représentaient des explications. La
journée fut plus longue qu'à l'accoutumée.
René était assailli par tellement de tourments
que la moindre réflexion devenait pénible à
supporter. Le temps finit toujours par passer, et dix sept heures
apparurent sur le cadran de sa montre. Il coupa rapidement le
courant, éteignit toutes les lumières et se précipita
à son arrêt de bus. Là, il pensa au manque
de sang froid dont il avait fait preuve le matin même.
Il pensa aux personnes bousculées sans véritable
raison, sans une excuse. Il monta cette fois-ci à l'avant
du bus, pris un ticket et alla s’asseoir. Il craignait que quelqu'un
ne le reconnaisse et ne l'insulte. Rien de tel n'arriva.
En arrivant devant sa porte, un étrange pressentiment
l'envahit : "IL", ce "quelqu'un", cet inconnu
avait récidivé. René ouvrit doucement sa
porte. Cette lenteur reculait le moment de l'apparition du vrai,
du vérifiable. Il se décida enfin à entrer.
Il regarda. Là, sur un coin de la table étaient
éparpillés les tickets. En son milieu, sur le
livre de cuisine, trônait le réveil. Le livre de
cuisine apparaissait comme l’élément le plus incongru
: comment était-il réapparu ? Soudainement, René
y vit une signification : cet objet avait lui aussi subi les
manipulations de l'inconnu. Plus de doute, quelqu'un avait accès
à son lieu de vie. Cette personne ne voulait pas s'en
cacher, bien au contraire. Ce "IL" ne semblait pas
mû de mauvaises intentions. Mais quel dessein poursuivait-il
? René ne comprenait pas. Sa maison ne comportait qu'une
seule issue accessible, mais personne, à part lui,
n'en possédait la clef.
René décida d'agir. Plusieurs solutions s'offraient
à lui. Premièrement : avertir la police. Seulement,
songeait-il, celle-ci serait bien inquisitrice. De plus, il
n'était pas exclu que les inspecteurs se moquent de lui.
Cette solution était donc à éviter. Une
deuxième action possible consistait à piéger
l'intrus. Pour cela, il fallait un complice à René.
Matériellement, cette solution n'était guère
envisageable. De toute façon, René n'avait pas
l'intention d'informer qui que ce soit des événements
de ces derniers jours, si bien qu’il adopta une troisième
solution : un serrurier vint changer le système
de fermeture de la porte d’entrée dès le lendemain.
Durant son travail, l’artisan fut assailli de questions sur
la serrure dite de sécurité qu'il installait.
René fut rassuré, la porte allait devenir inviolable.
Un jour passa sans l'ombre d'un événement
insolite, puis un deuxième, puis une semaine. La porte
semblait avoir repoussé définitivement l'intrus.
Au fil des jours, René retrouvait sa nonchalance naturelle.
Il décomptait même les jours de travail qui le
séparait de ses vacances. Il rendit visite à son
ancienne compagne, voyage qu'il n'avait pas effectué
depuis au moins six mois. C'est à ce moment précis
que tout l’équilibre précaire réinstallé
par le temps fut rompu.
Le début de la soirée fut pourtant agréable.
Jeanne, qui pendant un certain temps avait pensé à
devenir "LA femme de René", préparait
toujours d’excellents mets, cuisinés avec une étonnante
facilité. Hélas, le sujet de leur discussion dériva
sur les raisons de leur séparation. Ces raisons, seule
Jeanne semblait en posséder les clefs. René n'avait
jamais très bien compris pourquoi leur vie commune s'était
brusquement arrêtée, d'une décision unilatérale,
cinq ans auparavant. Durant leur discussion, il apprenait avec
effarement qu'elle avait eu peur, à l’époque,
de tous les actes incohérents qu'il pouvait commettre.
Elle lui reprochait aussi de briser de multiples objets lorsqu'elle
rentrait tard, sans prévenir. René lui demanda
de préciser exactement toutes les actions plus ou moins
douteuses qu'il avait soi-disant effectué, et si elle
avait vérifié de ses yeux qu'il en était
l'auteur…
Deux heures sonnèrent à une
horloge de quartier. Deux heures résonnèrent dans
la tête de René. Les mains dans les poches, il
déambulait au hasard des rues. Il pensait à tout
ce temps passé, tout ce temps gâché par
cet intrus. Jamais sa Jeanne n'avait pu voir aucun de ses actes
de violence. Bien sur, il était facile de croire à
la culpabilité de l'unique personne qui fut présente.
L'intrus, René le nommait désormais ainsi, avait
par le passé décidé de briser sa vie conjugale.
Il continuait son œuvre avec le reste de sa vie. René
devina qu'une porte, même blindée, n’arrêterait
pas un pareil personnage. Il avait malheureusement raison.
Quand ses pieds l'eurent ramené à la maison, il
se déshabilla, se coucha, mais ses pensées empêchèrent
ses paupières de se fermer. Des mots se bousculèrent
dans sa tête, deux revinrent sans arrêt : piège
et vengeance... Dans deux jours, pensa-t-il, je serai en vacances,
dans deux jours, tout me sera permis...
Ces quarante huit
heures d'attente lui donnaient un avantage certain : celui de
la réflexion. Plus il réfléchissait, et
plus la venue de l'intrus lui semblait inévitable pendant
ses jours de congés. Par quel raisonnement en était-il
arrivé à cette conclusion ? Il ne le savait même
pas. Une sorte d'intuition. De toute façon, sa tactique
était simple : tuer l'intrus dès qu'il entrerait
dans sa maison, et s'arranger pour faire passer cet assassinat
pour de la légitime défense. Il avait acquis assez
de haine pour être prêt au meurtre. Son fusil était
chargé et sa détermination n’avait pas de limite.
Il ne lui restait qu'à attendre cette fatale visite,
patiemment.
Pour commencer, il passerait la nuit sur
un fauteuil, face à la porte. Il pouvait s'endormir,
un tas d'objets entassés devant la porte lui serviraient
d'alarme. Son système lui semblait fiable. Ensuite, si
l'intrus ne se manifestait pas, il aviserait.. Pourtant, le
soir des vacances, le sommeil ne vint pas. La journée
qui suivit, les paupières de René s’alourdirent
sans toutefois se fermer. Il s'occupait pour ne pas somnoler.
Puis la sombre nuit reprit ses droits sur la lumière
diurne. La nuit citadine n'était pas le domaine de l’obscurité.
La faune des villes ne connaissait pas le noir complet
des nuits sans lune. La nuit citadine était pénombre,
ombres et silhouettes. La nuit vivait, sournoisement, discrètement.
Pourtant René s'endormit. Ses nerfs, tendus à
l’extrême avaient lâché. La fatigue, alors
libérée, l’assomma brutalement, sans crier gare.
C'est vers quatre heures du matin qu'un bruit l'extirpa de son
sommeil. La porte d’entrée venait de renverser un des
objets mis en équilibre. Son système fonctionnait.
Il saisit son fusil, sans quitter des yeux le mouvement de la
porte. Ce mouvement, d'abord rapide, ralentissait. L’homme derrière
la porte voulait être discret. Pourtant, l'empilement
continuait à se désagréger à mesure
que la porte gagnait du terrain. Le vacarme ainsi causé
ne semblait pas troubler l'intrus. L’entrebâillement de
la porte laissait passer une frange lumineuse puissante, provenant
d'un lampadaire. L’intérieur de la maison demeurait dans
le noir complet, si bien que René ne pouvait être
vu immédiatement de l’extérieur. Il vit d'abord
apparaître dans le faisceau lumineux une main, une main
d'homme apparemment, large et velue. Elle se noya dans la pénombre.
Un bras suivit, recouvert d'un habit sombre. Une épaule
s'engagea dans l'ouverture. René avait le doigt sur la
détente, il appliqua une légère pression
sur le morceau de métal, insignifiant en temps
normal.
Un demi-visage apparut furtivement à la lumière.
L'intrus était maintenant dans l’entrée, ses yeux
s'habituaient à la pénombre, il allait apercevoir
René d'une seconde à l'autre, et sa réaction
serait alors imprévisible. Pourtant, le fusil resta muet.
L'intrus distingua la forme d'un homme, il vit briller le double
canon d'une arme de chasse, il compris que son salut ne résidait
que dans la fuite. D'abord doucement, il recula, puis soudainement,
il s'enfuit à toutes jambes. René n'avait pas
tiré, René n'avait pas pu tirer...
L'intrus s'était enfui. René
n'avait pas esquissé un seul geste. Son cerveau ne fonctionnait
plus, il était reste figé par l'image du visage
de l'intrus. Ce visage, il le connaissait trop bien. Il ne pouvait
que le reconnaître : c'était son propre visage
que René avait vu apparaître dans l'embrasure de
la porte. L'intrus lui ressemblait comme un frère jumeau.
Peut-être plus encore... Combien de temps René
resta-t-il immobile, comme paralysé ? Dix minutes, peut-être
plus. Enfin, il se ressaisit, émergeant peu à
peu de son cauchemar éveillé. En même temps,
toutes les hypothèses imaginables traversèrent
son esprit. Les plus saugrenues furent chassées par les
plus plausibles.
Trois solutions restèrent en concurrence. La première
: celle du frère. Un frère jumeau volontairement
tenu dans l'ombre par sa famille, pour quelque raison obscure.
Ou alors, deuxième possibilité, l'homme possédait
un masque destiné à jeter le doute dans l'esprit
de René. Après tout, pensa-t-il, son image fut
fugitive, assez pour occulter les défauts d'un masque.
La troisième solution restait de loin la plus simple
et la plus plausible : il s'était laissé abuser
par ses sens, et l'intrus ne lui ressemblait pas du tout. La
curiosité commençait à annuler tout le
sentiment de haine qu'il ressentait à l'égard
de son visiteur nocturne. Un désir nouveau l'anima :
celui de rencontrer pacifiquement l'auteur de ses tourments.
Pour provoquer cette rencontre, il mit un message bien en évidence
sur sa table :
«Peut-être que vous me voulez du mal, mais j'aimerai vous parler. Moi, je ne vous veux aucun mal.»
René
Certes il ne s'attendait pas à avoir de réponse, mais une sorte de pressentiment l'avait conduit à laisser ce message. Dans le passé, aucunes de ses intuitions ne furent vaines. Trois jours plus tard, en rentrant des courses, un message remplaçait le sien :
«Aux Six Grenouilles, à six heures ce soir, vous me trouverez... »
René
Le message était signé de son
propre prénom, avec une écriture semblable à
la sienne, à s'y méprendre. Sa curiosité
était stimulée à un point encore jamais
atteint. Elle empêchait la peur de se manifester. La prudence
elle aussi fut inhibée. Il ne lui restait plus qu'à
attendre six heures. La pendule de la cuisine indiquait onze
heures. Il se mit à préparer son repas pour midi.
Il dîna lentement, avec délectation. Jamais son
appétit ne s'était réveillé à
ce point auparavant. A treize heures quarante cinq, il s'était
acquitté de la vaisselle. Il décida alors de se
rendre immédiatement aux Six Grenouilles.
Quant il arriva sur place, il constata que les pêcheurs
étaient peu nombreux. Le froid effrayait les frileux,
augmentant considérablement la tranquillité des
poissons. René marcha distraitement autour de l'étang,
scrutant les faces des pêcheurs courageux. L'intrus n'était
pas encore là. Il continua à marcher doucement,
en essayant de repérer tous les détails insolites.
C'est ainsi qu'il remarqua une barque, en bon état, qui
semblait arrimée à la rive par un simple nœud,
sans cadenas. D'habitude, les barques étaient reliées
à la rive par une chaîne condamnée par un
cadenas. Il trouva cela étrange. Une idée lui
vint : l'intrus l'avait mise à sa disposition pour qu'il
puisse se rendre n'importe où sur la rive, spécialement
dans les quelques sanctuaires inaccessibles du chemin. Il embarqua
immédiatement et rama en direction des rives les moins
fréquentées. Peine perdue, aucune trace ne lui
donnait d'indice sur le lieu de leur rencontre. Il était
seulement quinze heures trente trois.
Il laissa passer le temps pendant un peu plus de deux heures,
à réfléchir, à marcher, à
parcourir l'étang dans le silence. L'hiver faisait taire
les grenouilles. L'étang ne méritait son nom que
l'été, bien que l'origine du chiffre six demeura
inconnue. Le silence devenait plus pesant à mesure que
le jour déclinait et que six heures approchaient. La
brume légère du reste de la journée se
modifiait peu a peu. Elle était le vestige de la nuit,
vague survivante du combat acharné qu'avait livré
le jour pour s'installer à la place de la nuit. Sa modification
était lente, sournoise. La nuit reprenait ses droits
en même temps que la brume de la force. Et la force de
la brume, c'était son pouvoir sur les objets, même
les plus gros. Ainsi elle pouvait voiler une ville entière.
Si le temps le permettait, elle pouvait se transformer en brouillard.
C'était alors l'avènement de toute sa puissance,
de toute sa beauté. Elle devenait un défi à
l'organisation humaine, qu'elle paralysait sans peine. Cependant
ce soir, la visibilité restait bonne. La brume ne bénéficiait
pas de tous les atouts pour se développer.
La petite aiguille de la montre de René
semblait stagner près du six, tandis que la grande filait
vers le quinze. Il n'y avait encore personne à l'horizon
susceptible d'être l'intrus. René fit un dernier
tour de l'étang, en vain. Il remonta dans la barque,
puis il se dirigea vers le milieu de l'étang, pour avoir
une vue générale des alentours.
L'heure du rendez-vous était dépassée de
plus d'un quart d'heure mais la rencontre allait se produire
inévitablement et immédiatement. René le
savait. Il connaissait bien l'état dans lequel il se
trouvait. Il ressentait avec plus de vigueur le froid, la peur
commençait à l'étreindre. Son pouls était
anormalement élevé, ses pupilles anormalement
dilatées. Il était dans le même état
lors de la rencontre avec l'intrus ou lorsqu'il était
dans le bus. Pour la première fois, il prenait conscience
que dans cet état, il n'était plus vraiment lui-même.
Tandis qu'il réfléchissait, un phénomène
étrange se produisit. L'eau qui entourait le bateau devenait
mouvante. Un remous plus violent le sortit de ses pensées.
Son regard se dirigea naturellement vers la surface de l'étang.
Il aperçut une tache colorée a deux mètres
de son embarcation. Il dirigea sa barque vers elle et avança
d'un mètre. Il aperçut, en se penchant, une forme
humaine. En s’inclinant un peu plus, il reconnut son visage,
tout déformé par le mouvement de la surface. L'intrus
avait bel et bien un visage identique au sien, avec cependant
des traits différents, plus contractés, plus crispés.
Il ne se demanda pas une seconde comment l'intrus pouvait rester
ainsi dans l'eau, sans artifice. L'état second de René
lui masquait complètement certaines notions élémentaires
comme la peur ou la prudence. Il se pencha encore un peu, juste
assez pour perdre l'équilibre. Le contact avec l'élément
liquide et glacé lui redonna toutes ses facultés.
Pendant qu'il se débattait pour ne pas couler, son cerveau,
comme affolé, retraçait à toute vitesse
les étapes importantes de sa vie. Il revit ainsi l'école,
avec ses copains, puis la période où il vivait
avec Jeanne. Toute sa vie lui apparaissait en vrac, sans ordre
logique. Il prit une grande bouffée d'air, sans doute
la dernière, juste avant de s'enfoncer entièrement
dans l'eau. Il se voyait perdu. Confusément, ses bras
essayaient de le maintenir à la surface. Peine perdue.
Oxygène gâché. Des épisodes de sa
vie continuaient à défiler. Il revit son accident,
survenu lors de son adolescence. Il se rappela cette grave blessure
à la tête. Il pensa à ces mots : traumatisme,
possibilité de séquelles importantes. Il se souvint
de sa fuite de l'hôpital. Il fit le rapport avec l'intrus,
qui peu après cette époque, avait donné
ses premiers signes de vie. L'intrus, cet autre lui-même
qui parcourait les méandres de son cerveau blessé,
cet être n'existant réellement que dans sa tête,
ce despote qui prenait parfois le pouvoir de son corps sans
que rien ne fut possible pour l'en empêcher.
Peu a peu, ses poumons laissaient échapper de l'air.
Il s'enfonçait de plus en plus. Il distinguait clairement
au-dessus de lui une masse sombre au milieu d'un halo verdâtre.
Cette masse et la luminosité diminuaient conjointement.
Il évacua ce qu'il restait d'air dans ses poumons. La
tache formée par sa barque devenait imperceptible, noyée
dans la luminosité verte et foncée.
Ses poumons, irrésistiblement, demandaient de l'oxygène.
Sa bouche restait encore close. René pensa que sa fin
était arrivée. Sa bouche s'ouvrit contre son gré,
laissant l'eau pénétrer dans ses poumons. René
n'exista bientôt qu'à travers un corps inerte.
La surface de l'eau était maintenant tranquille contrairement
à un pêcheur qui avait assisté à
la scène. Il donna l'alerte. Les pompiers repêchèrent
le corps. Il fut facile à identifier car il portait ses
papiers d’identités sur lui. Le corps fut rapidement
évacué vers la morgue. Le fourgon de la police
croisa celui des pompiers. Le pêcheur fut interrogé,
les détails notés. La police se rendit au domicile
de René. Les policiers entrèrent avec le trousseau
de René. Ils virent sur la table un message bien singulier
: Aux Six Grenouilles, à six heures ce soir, vous me
trouverez. La signature en bas de la feuille authentifiait l’auteur
du texte.