La porte de mon bureau vient de claquer derrière mon dos. Je
file dans la rue, il se fait tard. Les flaques me renvoient mon image
décolorée par les lueurs de tungstène. J'arrive
chez moi, le miroir en face de l'entrée me guette, froid,
terrible. Il connaît la double vérité, je suis
l'infanticide, la victime, le bourreau. Je marque un temps, affronte le
reflet : où est passé l'enfant ? Je ne connais toujours
pas ces traits si durs. Plus de blondeur, plus de rondeurs, je vois de
la dureté, des rides et encore de la dureté. Des angles,
des creux, des cheveux raides et foncés, un regard si sombre, je
me suis étranger.
Comme souvent ma femme arrive encore plus tard que moi. Elle me
surprend en train de me dévisager. Elle trouve toujours que j'ai
bonne mine.
- Bonsoir chéri, ta journée ?
- Bof, comme d'habitude, rien d'intéressant.
La table est mise en quelques minutes. Le plat va passer d'un froid
intense à une température proche de l'ébullition.
Je regarde la transmutation et j'aperçois très loin ma
mère qui épluche des pommes avant de les découper
en quartiers. J'ai cinq ans. Une promenade sous les pommiers, une poche
de jute et trois kilos de fruits rejoignent la cuisine. Un regard
complice à maman, la pomme devient mon dessert
préféré. La tarte me fait de l'oeil avant
même d'avoir rejoint le four.
La sonnerie du micro-onde dissipe l'idée même du
délicieux. Je pose la substance fumante au centre de la table.
- Veux-tu du vin ?
- Oui, merci.
Je sais que je n'ai pas le droit, mon père me l'interdit, c'est
une boisson pour les grands. Il y a beaucoup de choses pour les grands.
C'est trop long d'attendre d'avoir le droit. La cuisine est
déserte, tout le monde est reparti travailler, personne ne me
voit. Je remplis un verre avec la bouteille de midi. Je me
dépêche, il ne faut pas qu'ils me surprennent. J'absorbe
le vin d'un trait. Pouah ! C'est mauvais, ça brûle. Je
rince le verre et je bois deux rasades d'eau pour essayer de laver le
goût. Ça râpe ma gorge. Je retourne dehors
jouer un peu. Je prends le vélo, je roule, je roule. La cour
devient petite mais j'évite de m'aventurer sur la route, encore
un truc de grands. Mon ventre chauffe et je me sens bizarre. Je vais
voir maman, je prétends avoir de la fièvre. Elle
tâte mon front et me dit de l'aider à ramasser les
haricots.
Ce vin est délicieux, c'est un sortilège de l'associer
avec cet ersatz de nourriture. J'ai appris à aimer le vin. Le
café et bien d'autres goûts me sont maintenant
agréables. Il y a eu une évolution subreptice. Un jour la
page se tourne, on s'en aperçoit très tard. Le changement
du corps s'accompagne du changement des sens. Les yeux s'ouvrent sur
des horizons plus larges. On pense que le point de vue prend de la
hauteur. En réalité, la vue se trouble en perdant sa
naïveté. On croit voir alors qu'on interprète.
Pour agrémenter le repas, la bonne soupe de la
télévision s'impose. Tout silence un peu trop long se
doit d'être comblé, sinon, comment faire durer un couple
silencieux? Au menu audiovisuel ce soir, la vie précaire dans un
pays éloigné. Ce reportage montre des pauvres dans un
pays d'Asie. Mes yeux sont atteints de la cécité de
l'âme: je ne vois plus les hommes derrière les
apparences. Quelquefois, c'est pire, je ne distingue que des chiffres
et des statistiques.
A la pêche avec mon copain Vincent, il s'est passé un
drôle d'événement. Nous étions
installés comme d'habitude dans notre coin secret. Deux
personnes sont arrivées vers nous. Ils nous ont dit de
déguerpir car c'était leur coin réservé.
Celui qui parlait le plus fort nous a dit des paroles méchantes.
Il a dit à Vincent que les Chinetoques n'avaient qu'à
rester chez eux plutôt que venir prendre nos poissons. Ça
a mis Vincent très en colère. Nous sommes
retournés chez lui. Sa maman m'a expliqué que Vincent ne
ressemblait pas aux autres et que les gens ne supportaient pas
ça. J'ai répondu que personne ne me ressemblait et qu'on
ne me l'avait jamais reproché de ma vie. Vincent m'a
confié qu'il était né au Cambodge, c'est pour
ça qu'on le traitait de Chinois. Je lui ai dit que je ne voyais
pas le rapport.
- Tu as l'air pensif ce soir...
- ...
- Es-tu vraiment sûr que ta journée s'est bien
passée?
- J'ai encore eu une discussion houleuse avec mon chef. Je ne voulais
pas suivre ses directives alors il a clos le débat en me
traitant de gamin effronté. Il ne supporte pas les remarques,
surtout quand elles proviennent d'un subalterne.
- Tu ne changeras jamais, tu es un éternel insoumis.
- Tu as tort, je n'ai jamais été aussi conciliant!
- Vous n'êtes décidément pas conciliant,
élève Martinet. Allez donc faire un tour chez Monsieur le
directeur, il va vous apprendre la modestie.
Je n'aurais pas dû contrarier le prof de science. Il est de
l'espèce des imbéciles incurables. Quand il se trompe, il
ne veut pas le reconnaître. Je sais mieux que lui que les fils
électriques en haut des poteaux n'ont pas d'isolants, j'en ai vu
par terre après la tempête de l'année
dernière. Il y connaît rien ce prof. Maintenant, je me
retrouve devant le bureau du dirlo. Je ne sais pas combien de temps
encore je vais poireauter. J'entends des pas, c'est sûrement lui.
Je vais lui raconter l'histoire et il verra bien que j'avais raison. Il
rentre dans son bureau et me fait signe de l'accompagner. C'est beau
ici, ça n'a rien à voir avec la salle de classe. Il y a
des étagères en bois partout, certaines sont même
fermée par des portes vitrées. ça sent la
même odeur que chez grand mère, sans doute l'odeur du
bois. Il n'y a pas un papier qui traîne, le directeur ne doit pas
rigoler avec le rangement. Il me demande:
- Qu'est-ce qui ne va pas encore?
- C'est mauvais signe ce "encore", comme si j'allais tous les quatre
matins dans son bureau. Je me lance:
- C'est pas moi qui va pas, c'est monsieur Ouvarius qui ne veut pas me
croire quand je lui dit que les fils électriques ne sont pas
isolés sur les poteaux. C'est pourtant la vérité
monsieur.
- Votre affirmation était peut-être trop
péremptoire pour être acceptée dans la classe. Sur
le fond, je dois reconnaître que vous êtes dans le vrai car
lorsque j'ai voulu refaire la couverture de mon toit, il a fallu
demander à EDF de protéger les fils.
- Je ne vais pas être punis alors?
- Je vais en parler à votre professeur et nous aviserons de la
conduite à tenir. En attendant, retournez en classe et soyez
plus discret.
Après les cours, le directeur est revenu me voir. Il m'a
donné un billet de colle pour le mercredi suivant. Il ne m'a
même pas donné d'explication. Je ne sais pas ce
qu'Ouvarius lui a raconté mais il m'a bien eu. Vraiment, il est
impossible de faire confiance aux profs. Maintenant, il faut encore que
je dise tout ça aux parents.
- Je crois que l'enfant qui vivait en moi est mort. Je suis un adulte
avec tout ce que ça implique comme contradictions. Je passe ma
vie dans un bureau à concilier l'inconciliable, à faire
des courbettes par-ci, des crocs-en-jambe par là. J'ai perdu
l'essentiel, l'honnêteté vis-à-vis de mes
sentiments profonds.
- Si tu te poses ces questions, c'est que l'enfant n'est pas mort... Il
t'incite à te ressaisir.
- Il est bien mort et m'accuse du fond de sa tombe. Faire bouillir la
marmite est le prétexte trop facile qui nous permet de fouler
aux pieds nos idéaux. Maintenant j'ai un niveau de vie plus que
confortable, j'ai acquis des choses, construit des choses mais j'ai
perdu le sens de ma vie. Je me souviens de mes dix ans. J'avais des tas
de projets, je me voyais soigner les animaux, construire des ponts,
inventer des nouvelles voitures qui n'auraient pas besoin d'essence.
J'avais envie d'être utile.
- Mais tu es utile dans ton entreprise. Puis il y a moi dans ta vie, tu
m'apportes beaucoup, comment vivrais-je toute seule?
- Personne n'est irremplaçable, on te le répète
souvent dans le monde du travail. En amour, c'est sûrement
identique. Nos regards n'ont déjà plus l'intensité
des premiers jours. Suis-je comme le prince charmant que tu imaginais?
Cette nuit, j'ai encore rêvé de Thomas. Il a des yeux si
beaux. Un jour, je serais assez grande pour me marier avec lui. Nous
achèterons une grande maison au milieu des champs. Thomas et
moi, nous aimons beaucoup les animaux et surtout les chevaux. On pourra
en élever, on en fera notre métier. Je suis encore trop
jeune mais je peux patienter.
- Si tu crois que vendre des produits de beauté à des
rombières fatiguées m'amuse. Les voir courir après
une jeunesse à jamais envolée, c'est pathétique.
Elles achètent de l'illusion en crème pour mieux se
mentir. Ce métier commence à me déplaire
sérieusement. Je ne t'en avais jamais parlé mais
j'aimerai quitter cette ville, cette vie. Nous ne sommes pas si vieux,
il nous reste du temps pour construire autre chose, quelque chose qui
nous ressemblerait.
- Et l'argent, il faut de l'argent pour vivre. Si nous quittons nos
boulots tous les deux, comment allons-nous faire?
Papa vient de me dire qu'il va acheter une nouvelle voiture. Maman a
entendu papa, elle n'est pas très contente. Elle dit
que l'année n'a pas été bonne, qu'il n'y a
pas d'argent pour ça. Mon père a répondu qu'il y
avait les banques. Je sais comment ça fonctionne. Tu vas voir le
banquier, il te demande ce que tu veux acheter et il te donne des sous.
Après, quand tu as l'argent, il faut rembourser par petites
quantités. Plus tard, quand j'aurais besoin d'argent, j'irais
voir le banquier et grâce à lui je pourrais
réaliser tous mes rêves. Je pourrais même avoir un
vélo neuf avec des vitesses!
Tous droits réservés TheGrou - août 2004