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Indivisible

Les rêves d'enfance s'enfuient souvent à l'approche de l'âge de raison. Il est exceptionnel de les conserver et plus encore de les réaliser. J'ai choisi de raconter ma propre histoire car elle expose comment j'ai voulu devenir le personnage que j'avais imaginé trente ans plus tôt.

Enfant, je faisais le jour ce que la plupart font la nuit: je rêvais. Mes professeurs me reprochaient souvent mes décrochages intempestifs, ils voyaient bien que mes pensées évoluaient dans d'autres lieux. C'était pour moi la manière la plus simple de réaliser l'impossible: être dans deux lieux à la fois. Pour le besoin d'une rédaction, j'avais inventé Robert, un homme capable de vivre dans plusieurs endroits à la fois. Mon texte impressionna l'instituteur qui me donna une très bonne note. En grandissant, j'appris que mon Robert avait le don d'ubiquité. Ubiquité, ce terme nouveau pour moi me donnait des ailes. Je pensais alors "si un mot existe, c'est qu'il décrit quelque chose de possible".

Les années aidant, je rejoignis la surface de la terre. Le déroulement de mes études en fut largement facilité. Je continuais à m'évader au travers des romans. Je découvris avec "Le voyageur imprudent" que d'autres Robert étaient déjà nés dans l'imagination des écrivains. Quelque part, je conservais l'envie de vivre une expérience hors norme, de réaliser l'impossible.

Devenu adulte, j'eus à faire un choix difficile. Je me remémore un dimanche soir. Le téléphone était devant moi, prêt à sonner. L'appel ne devait pas tarder, il me fallait simplement répondre par oui ou par non à la proposition du docteur Nacht. Devenir un surhomme était risqué. En répondant par la négative, j'abandonnais à tout jamais la possibilité de réaliser un vieux rêve. Je décidai de tenter ma chance.

Pour en arriver à ce coup de téléphone, il fallut bien des circonstances. Le hasard vous construit plus sûrement qu'un plan de carrière. Tout a commencé lors de mon arrivée dans cette ville. Mon déménagement ne fut pas une mince affaire. Vingt mètres cubes d'objets divers à faire passer dans un escalier étroit relevait du défi. Mes amis furent d'un grand secours. On ne déplora qu'un seul accroc lors de l'opération: le voisin du dessous nous avait copieusement insulté. Le vacarme avait compromis sa grasse matinée. L'événement resta dans ma mémoire. A la fin de ma première semaine, familiarisé avec mon nouveau travail, je décidai de découvrir la ville inconnue. Auparavant, j'eus la bonne idée de me réconcilier avec mon infortuné voisin. Pierre, ainsi se prénommait-il, était un drôle de personnage. Il vivait sur sa propre planète. Noctambule, il ignorait délibérément le jour et vivait la nuit. Il ne semblait exercer aucune profession, ses sources de revenus étaient secrètes et probablement aléatoires. Quand je vins pour m'excuser, il me dit avoir complètement oublié l'incident. Il me proposa, comme à un vieux complice d'aller faire une virée en ville. Grâce à ses services, en moins de huit heures, je découvris la face nocturne de la ville. Il me fallut plusieurs semaines pour compléter les contours diurnes de la cité.

Huit mois plus tard, Pierre me donna rendez-vous dans un des cafés branchés du vieux quartier. Il avait un projet pour moi. Il me montra une lettre qu'il avait reçu en milieu de semaine. En substance, sa participation n'était pas retenue pour le programme "vigilance". Les explications qui suivirent m'éclairèrent sur ce programme. Une annonce était passée dans les journaux: "Laboratoire cherche personnes en bonne santé, disponibles une matinée par semaine pour tests médicaux rémunérés". Il s'agissait d'homologuer des médicaments avant la mise sur le marché en devenant un cobaye quelques semaines. La rémunération compensatoire était alléchante. Je compris subitement par quels biais Pierre pouvait gagner sa vie. Nous discutâmes longuement du mystérieux programme. "Vigilance" piqua si bien ma curiosité que je m'inscrivis sur la liste des cobayes. Trois jours après les entretiens préliminaires, je reçus une convocation officielle pour le samedi suivant: ma candidature était retenue.

Je me rendis comme convenu le samedi matin à l'adresse indiquée. L'immeuble anodin en apparence ne renseignait pas sur l'activité qui se déroulait en son sein. Le vestibule laissait apparaître plusieurs accès contrôlés par des portiers électroniques dernier cri. Des caméras scrutaient les moindres mouvements des visiteurs. Le bureau d'accueil qui trônait au milieu de l'entrée contrastait par son air vieillot. Ma convocation me servit de sésame et je fus introduit dans la pièce de gauche. Un chercheur m'accompagna dans le laboratoire de recherche qui me concernait. Le dédale du chemin, les multiples sas de sécurité rendaient l'atmosphère pesante. Mon accompagnateur se nomma: c'était le professeur Nacht, directeur de cette unité de recherche. Il m'expliqua qu'une partie des locaux abritait un laboratoire classé P3, d'où le luxe de précautions en matière de sécurité. J'y repense maintenant, je ne fus jamais laissé sans surveillance à l'intérieur de ce laboratoire. Il me révéla en quelques mots les détails du programme "vigilance". Le projet se déroulait sous le patronage du ministère de la Défense. Pierre était objecteur de conscience, il n'était pas étonnant qu'il ne fut pas sélectionné. Nacht me dit froidement: "Le soldat a depuis toujours un ennemi caché: la baisse d'attention. Elle est consécutive au stress du combat, à la routine et à bien d'autres facteurs. Les produits en cours de développement peuvent maintenir la vigilance à son meilleur niveau pendant huit heures consécutives, de quoi tenir un quart sans faillir". Il décrivit le protocole de l'expérimentation. Une injection le samedi matin à huit heures, des tests de réflexe de huit heures trente à onze heures et pour finir des tests de logique de onze à douze. Le reste de la semaine, j'étais libre de mes mouvements à condition de rester dans un rayon de cinquante kilomètres. Un appareil ressemblant à un bracelet montre envoyait régulièrement mes données biologiques au centre, toujours prêt à intervenir en cas de problème sérieux.

Quatre semaines passèrent sans que je ne constate d'évolution dans mes capacités. Les samedi soirs, je m'endormais comme d'habitude devant les émissions télé. Le cinquième samedi, je confiai mes doutes à Nacht. Il réfléchit un instant et déclara ne pas être étonné. "Les conditions draconiennes de l'expérimentation limitent le champ des investigations", me déclara-t-il en aparté. "Si vous êtes prêt à me suivre, je peux transformer votre vie et faire de vous mon partenaire privilégié, pour cela vous devez m'accorder toute votre confiance". Le soir même, il me donna par téléphone tous les détails de l'affaire. L'expérimentation officielle lui servirait de support à des tests plus poussés, à base d'autres molécules. Il ne m'obligeait pas à le suivre, il me laissait vingt-quatre heures pour me décider. Après une nuit blanche de tergiversation, son pouvoir de persuasion prit le dessus. Lors de son coup de fil, ce fameux dimanche, je décidai de le suivre.

La semaine qui suivit notre conversation, l'effet de l'injection fut discret. Je tentais de dormir moins mais la fatigue finissait par gagner vers deux heures du matin. Comparativement, la seconde avec le nouveau produit eut un effet détonnant. Ce fut comme si une nouvelle dimension se révélait à moi. Ma journée de travail me sembla plus courte qu'à l'accoutumé. Tard le soir, je demandai à Pierre s'il voulait faire un tour. Il me proposa d'aller du côté du marché d'intérêt national. La proposition me sembla surprenante. J'acquiesçai tout de même car Pierre faisait souvent preuve d'excellentes initiatives. Je découvris un univers à part entière, avec ses personnages et ses règles. La lumière tombait des plafonds avec crudité. Tout contrastait avec l'apparente tranquillité de la nuit. L'arrivée des camions déclenchait le ballet infernal des chariots. Une foule affairée s'agitait en tous sens sans donner l'impression de la moindre logique. Les paroles se perdaient dans un brouhaha dense et impénétrable. Pierre me demanda de le suivre dans un recoin un peu à l'écart de l'agitation. Il y avait là des machines à café et des bancs sommairement disposés. Quelques marchands discutaient calmement des cours sans cesse fléchissants. Ils ne prêtaient pas attention à nous. Pierre avait le secret du caméléon pour se fondre et se confondre avec l'environnement. Je ne comprends toujours pas comment il pouvait entrer dans n'importe quel lieu sans éveiller l'attention. Je l'imagine aisément rendre régulièrement visite à tous les lingots de la banque de France sans pour cela être inquiété. A l'aube, nous eûmes notre saoul de bruits et d'odeurs, nous rentrâmes chez nous.

Cette première nuit blanche ne me posa pas de problèmes. Je me sentais en pleine forme. Je pris le temps de déjeuner avant d'enchaîner une nouvelle journée de travail. Le reste de la semaine, je m'accordais une sieste d'une demi-heure de temps en temps. Quelle étrange sensation de rester les yeux ouverts plus de soixante douze heures d'affilé. Le temps s'écoule sans l'obstacle naturel du sommeil. Ecraser un oreiller plus de trente minutes me semblait désormais être une habitude imbécile. Mon horizon s'enrichissait de plus de quarante heures hebdomadaire. Une part de ma personne était en jachère, j'allais m'employer à la cultiver. Je repris le piano. Par bonheur pour mes voisins, j'utilisais un casque pour mes exercices. Les Nocturnes de Chopin ont leur charme mais pas de deux à quatre heures du matin. Je restais discret sur mes performances physiques. Le soupçon toujours sommeillait, la prudence était de mise. La lecture complétait agréablement mes nuits. Le samedi suivant, le docteur Nacht fut satisfait de mon état. Il n'avait décelé aucune anomalie sur les enregistrements. Il me questionna longuement sur mon état d'esprit et ma forme physique. Il me fit une injection en déclarant diminuer la concentration du produit. Il s'agissait de trouver le seuil critique du principe actif.

Les semaines succédèrent aux semaines.  Je commençais à trouver les nuits longues. Pierre avait subitement changé de région pour d'obscures raisons et je ne recevais pas de nouvelles. J'étais décidé à arrêter là l'expérience. Je fis part de mon désir au professeur lors des séances habituelles. Il ne parut pas étonné et déclara s'y attendre. Nous nous isolâmes dans un bureau. Son visage ne présentait pas l'aspect coutumier. La gravité du ton ne présageait rien de bon. Il s'adressa à moi après une longue inspiration:

- Nous avons un problème. Depuis plus de deux mois, je ne vous injecte plus de produit actif. Comme vous le constatez, votre corps ne semble plus avoir besoin de sommeil. J'ai surveillé attentivement vos relevés circadiens, la seule anomalie est cette absence de période de repos.

- Vous voulez dire que votre produit reste dans mon corps et continue à agir?

- Pas exactement, le sérum a complètement disparu de votre organisme. Je ne comprends pas par quel mécanisme vous continuez à ne pas dormir.

La conversation dura une heure. Nous étions tous les deux dans une situation délicate. Nacht risquait sa réputation si mon histoire s'ébruitait, il ne pouvait donc pas faire appel au concours de la communauté scientifique. Quant à moi, avais-je d'autres alternatives? Je ne vis qu'un seul secours patent: celui du professeur. Nous avions une communauté d'intérêts, ce qui nous facilita la tâche.

Cet épisode est maintenant ancien. Le professeur Nacht est mort depuis longtemps. Il a tenu ses engagements jusqu'au bout en surveillant ma santé de loin, avec le plus grand soin. De mon côté, personne n'a jamais rien su de l'expérience interdite. La vieillesse aidant, j'ai eu envie de révéler ce que fut ma vie. L'éveil constant reste encore une sorte de miracle. Grâce à lui, je joue très correctement du piano et ma culture s'est considérablement élargie. Pourtant, je me heurte toujours à certaines barrières qui semblent immuables. Malgré tous mes efforts, je ne serai jamais un virtuose. Malgré tous mes efforts, je reste identique à moi-même, je n'arrive pas à me transcender. Je reste un et indivisible, cloué dans une seule vie. Personne n'est là pour accompagner mes heures nocturnes, je suis plus seul que jamais. Je suis passé très près de mon rêve d'enfant sans toutefois l'atteindre. Je courrais après des chimères. Je retrouve les songes éveillés qui m'accompagnaient jadis mais une obsession emplit désormais mon espace du crépuscule à l'aube: enfin fermer les yeux et dormir.
Tous droits réservés TheGrou - avril 2004

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