GrouSite GrouSite
GrouSite

Sommaire > Textes >  Grève des voyageurs


Grève des voyageurs

C’était un jour d’automne, en fin d’après midi. J’avais un rendez-vous du côté d’Argenteuil. Je pensais passer quelques moments en agréable compagnie. Hélas, j’ai rencontré la Haine sur mon chemin.
Au départ, rien ne laissait présager sa présence dans cette rame du Réseau Express Régional. Pas une trace de tension n’était visible dans ce wagon de seconde classe. Mon œil scrutait machinalement le paysage à travers la fenêtre. Il contemplait la capitulation inexorable de la pierre face au béton. La banlieue s’annonçait en étalant toute sa laideur. Une énième station se profilait, avec aux murs une kyrielle de couleurs criardes et agressives. Le train s’y immobilisa dans un crissement caractéristique. Quelques personnes montèrent tranquillement, d’autres délestèrent le véhicule. La Haine, tapie quelque part eut un frémissement. Mon œil me signala un événement : un groupe de personnes accourait au loin. La sonnerie annonçant la fermeture imminente des portes retentit tandis qu’un des coureurs  atteignait le quai.

Sûrement avide de grignoter le retard habituel, le chauffeur ordonna aux portes pneumatiques de se refermer. Trop tard, le sprinter réussit à faire obstacle à la fermeture. Une tension parcourut immédiatement tout le wagon. Réagissant à une commande instinctive, mes yeux se mirent à analyser la situation : l’homme était jeune, environ quinze ans, noir de  peau, vêtu d’une tenue de sport et d’une casquette retournée sur la nuque, il représentait l’archétype du rapeur de banlieue. Malgré les vociférations émises en direction de sa horde, l’individu ne paraissait pas animé d’agressivité. Sa délicate prose «magnez-vous, bordel ! » n’eut pas d’effet visible sur la vélocité de ses congénères. Ce fut à ce moment précis qu’un petit ‘plop’ se fit entendre dans les haut-parleurs du train. Nous comprîmes immédiatement que le chauffeur allait s’adresser au perturbateur. Il le fit en ces termes indignes : « Eh toi le Négro, veux-tu que je t’aide ? ». Cela déclencha soudainement l’apparition de la Haine : elle s’afficha sur la plupart des visages. Blessé à coeur, l’homme qui entravait le glissement des portes ne bougea pas. Pourtant, sa bande d’amis avait intégré la voiture... Il y eut un moment de flottement et d’attente, personne n’osa bouger. Puis un des rapeurs émis un bref et impératif «Laisse béton ! ». La porte put enfin se refermer sans entrave.

Je n’ai jamais su ce qu’il advint au chauffeur. Il me semble que la Haine n’eut pas assez de force pour conduire les gens à l’irréparable ce jour là. Mais quel animal sournois ! Elle habite nos têtes silencieusement pendant des années avant de s’afficher au grand jour. Très rusée, elle trouve des moyens inattendus pour se répandre. Elle avait germé dans le cerveau d’une seule personne puis avait utilisé le réseau des haut-parleurs pour se multiplier. Elle s’est immiscée dans toutes les têtes, y compris la mienne. Il me fallut pas mal de temps pour desserrer les dents. La Haine est difficile à amadouer. Mais que faire pour lutter ? D’abord apprendre à la débusquer. Maintenant, lorsque j’entends les messages publics des réseaux de transports urbains, j’essaye de saisir le double sens. Le jargon des transports en commun n’a plus beaucoup de secrets pour moi. Par exemple «retard dû à un incident voyageur » signifie «saut d’un désespéré sur les voies ». Mais un message me laisse perplexe : « Suite à l’agression d’un agent de conduite, un mouvement de grève illimité prendra effet à dix sept heures... ». Que faut-il décoder dans cette phrase ? Depuis ma rencontre avec la Haine du RER, je sais que l’agression peut prendre corps n’importe où. Quelquefois même auprès de la victime. Il ne me reste plus que le songe en guise d’exorcisme. Je me prends à imaginer un message SNCF inédit : « Suite à l’agression d’un passager par un membre du personnel, les voyageurs sont invités à suivre le mouvement de grève qui débutera dans toutes les gares du pays demain matin ».
Mais cela reste un rêve.

Tous droits réservés TheGrou - avril 2002

Inaugurer la rubrique commentaires de cette page
Retour au sommaire des Textes