Ils sont là, tapis quelque part dans le mécanisme du clavier.
Les mots sont prisonniers, ils ne demandent qu'à surgir, à noircir
le blanc trop persistant de la page. Les libérer demande un effort qui
peut s'avérer vain. Ils s'étalent quelquefois sans grâce,
chaos indescriptible, dissonance magistrale. De la dissonance à l'harmonie,
il n'y a qu'un jazz. J'arrive donc à mon but, c'est à dire au
départ de cette petite histoire: un concert de jazz.
C'était
la semaine dernière, un soir de première. Les couleurs musicales
dénaturaient la petite salle farcie d'oreilles de communiants. Le swing
n'a pas son pareil pour rassembler les hommes, leur faire perdre leur religion
et les rapprocher de Dieu. Je profitai de l'entracte pour refermer ma conscience
et rouvrir mes yeux. La diversité des amateurs défilait sans scrupules,
tantôt pour s'épurer, tantôt pour s'imbiber. Près
de la source d'eau jaune, un homme tentait de dépasser le niveau sonore
pour revendiquer une mousse régénératrice. Sa voix s'élevait
jusqu'à la couche d'ozone pour retomber jusqu'à ma zone. Ce volume
sonore mériterait qu'on l'honore pensai-je. Etaient-ce les rugosités
singulières de la fin de phrase qui me mirent la puce au pavillon? Cette
voix résonna dans ma mémoire comme un nom devenu absent. Le prénom
me revint tel un songe de devin: Armand. Les deux syllabes s'échappèrent
de ma bouche involontairement. L'ouïe dressée comme l'odorat d'un
chien reconnaît les sons familiers. Le prénom échappé,
noyé dans la masse dense de la verve environnante, fit le chemin jusqu'à
son maître. Une volte face s'ensuivit immédiatement sans troubler
l'ambiance survoltée. Armand me vit, il reconnu l'emballage de peau qui
me sert d'aspect depuis si longtemps. Il m'adressa un bel échantillon
de ses rocailles fameuses:
- Ca alors, tu n'as pris une ride, tu es le
même depuis... vingt ans que nous ne sommes pas vus.
- Vingt deux ans,
six mois et huit jours, je te fais grâce des heures et des minutes.
-
Hahaha! Tu n'as décidément pas changé, sacré farceur.
Je ne peux pas en dire autant, hélas.
- Ce qui est sûr, c'est
que ton phrasé se reconnaît toujours entre tous, il reste unique
en son genre, une véritable marque de fabrique.
- C'est la seule chose
qui n'ai pas varié en moi. Le reste a bien profité de la vie maritale.
Vingt kilos de plus.
- Ca fait un kilo par an, comme les arbres, tu gagne
une strate de plus chaque année. Je le savais depuis toujours, tu es
bâti comme un chêne!
Notre conversation eu du mal à
stopper lorsque s'annonça la fin de l'entracte. Nous rejoignîmes
la salle, le quartette affûtait son punch pour asséner la deuxième
partie. L'énergie semblait palpable. Les membres du quatuor s'agitaient
avec une notable furie douce. Les atomes vibraient avec un total mépris
des règles de la physique élémentaire, agités par
les quanta musicaux échappés des instruments. Le remue ménage
gagna les méninges de l'assistance. Je vis des membres s'agiter en rythme
sans consulter leur propriétaire. Armand fut contaminé par le
syndrome cadencé. Il entama une danse ondulatoire extrêmement gracieuse.
Rien ne laissait supposer qu'une telle masse puisse se mouvoir avec une facilité
si naturelle.. L'énergie vibratoire avait dissous la prison de chair,
l'être véritable eu le champ libre pour se révéler
au grand jour. Armand n'avait pas changé, il réapparaissait semblable
au fantôme de ses vingt ans.
Les gens sont quelquefois identiques
à des poupées Russes. Ainsi Armand a laissé le temps l'entourer
d'une couche protectrice. Les passants l'imaginent sans doute nonchalant. Peut-être
qu'Armand se l'imagine lui-même. Lorsque le jazz enlève la gigogne,
la vivacité d'Armand saute aux yeux.
Cette soirée m'a permis
de toucher du doigt le pouvoir de certaines musiques. Je savais déjà
que le grand père du jazz pouvait briser les chaînes des
esclaves, le temps d'un chant. Il m'a fallu cette scène anodine, avec
Armand dans le rôle principal, pour comprendre que la musique libère
réellement l'homme.
Tous droits réservés TheGrou - avril 2004