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Fièvre acheteuse

C'était il y a six mois, les soldes faisaient fureur. Ma conjointe, Céline, me surveillait du coin de l'œil. A l'époque, je succombais facilement à mes pulsions d'achat. Souvent, lorsque je projetais une descente dans le centre ville, Céline me gratifiait d'une petite mise en garde. Pour une fois, j'avais fait preuve de bonne volonté : en mettant de côté une petite somme en liquide que j'utiliserai comme unique moyen de paiement, j'étais sûr de limiter mes ardeurs.

Ainsi, je m'étais retrouvé l'esprit tranquille au milieu des magasins. Les temples de consommation étaient remplis à ras bord. J'eus un mal fou à trouver une place dans la foule compacte. La bousculade et la mauvaise humeur régnaient en maître tout autour de moi. Un peu hébété et bredouille, je décidai de rejoindre la sortie. J'allais abdiquer définitivement mais il restait encore un petit magasin à explorer. Mon ultime effort fut récompensé : une paire de chaussure m'attendait là, à un prix défiant toutes les lois du commerce.

Sitôt rentré, je m'empressai d'exhiber le fruit de mes dépenses. Au lieu de s'émerveiller, Céline revêtit sa mine des mauvais jours. Je ne compris pas bien son attitude, même si je ne la savais pas contaminée par la fièvre acheteuse. Sa réaction ne m'empêcha pas de passer le reste de la journée chaussé de neuf.

Le soir, alors que je quittais avec bonheur ces maudits souliers, Céline avança vers moi. Elle saisit une de mes chaussures et s'exclama :
- Ta chaussure est cernée d'ombres chinoises, c'est pour cela que tu as mal au pieds.
Je n'insistais pas sur le moment. Les phrases à tiroirs poussent naturellement dans la bouche de Céline. Généralement, la clef de l'énigme finit par arriver, tôt ou tard. Ce fut un jour faste, le discours reprit après quelques minutes :
- L'évocation des ombres chinoises te fait-elle penser à quelque chose ?
Je tentai de donner une définition basique :
- Quand on veut faire des ombres chinoises, on dispose les mains devant une source lumineuse, l'ombre projetée peut alors revêtir l'apparence de toute sorte de choses, comme des animaux par exemple...
Elle me répondit avec un petit sourire en coin :
- Et pourquoi pas des chaussures ?
- Heu oui, pourquoi pas... mais je ne vois toujours pas où tu veux en venir !
- C'est pourtant simple ! Regarde bien tes chaussures, elles sont fabriquées en Chine, c'est noté dessous.
- Ah oui ! Made in China ! D'où l'ombre chinoise...
A dire vrai,  je ne comprenais toujours rien. Céline me regarda un instant, les yeux plissés et dit :
- L'ombre chinoise, c'est l'art de transformer une vérité en une autre vérité. Première vérité : la main, deuxième vérité : l'image projetée. Note que les spectateurs ignorent la main et ne voient que des silhouettes d'animaux.
- D'accord, mais la chaussure là dedans ?
- J'y viens. Quelle est l'image que tu perçois devant ton nez ? Un soulier. Qu'est-ce qui a donné sa forme au soulier ? La main. D'où l'analogie au théâtre d'ombres chinoises.
Un peu timidement, je posai cette question en espérant piéger ma locutrice :
- Et la source lumineuse du théâtre, est-elle symbolisée dans le cas de ma chaussure ?
- Bien sûr, par le cuir : une fois façonné, il prend la forme de la chaussure. Au théâtre, la lumière est découpée pour représenter une forme imaginaire. C'est le même processus.
D'un seul coup, je me dis que vivre avec une intellectuelle n'étais pas de tout repos. Je ressentis un énorme coup de pompe. Pourtant, j'eus envie d'en finir avec le sujet :
- Tu m'as expliqué que ma chaussure était cernée d'ombres chinoises. Je pense avoir compris. Mais tu as ajouté : " c'est pour cela que tu as mal au pieds ". Explique-moi !
- Enfantin. Tu t'es vanté d'avoir payé ces souliers une misère. As-tu pensé aux petites mains qui ont élaboré ces objets ? Elles ne toucheront qu'une part congrue de ce que tu as versé. Pour vivre, combien de temps doivent-elles passer à l'usine ? A la fin de la journée, ce ne sont certainement que des petites ombres chinoises écrasées de fatigue. Je suis sûre que c'est ta conscience qui te fait mal aux pieds.
Là, je fus abasourdi. Où allait-elle chercher tout ça ?

Avec ce recul de six mois, je dois reconnaître une chose : je suis partiellement guéri de ma fièvre acheteuse. Si je convoite un objet et que par malheur j'aperçois l'inscription " made in China ", je prends la fuite en criant " l'ombre chinoise ! L'ombre chinoise !".
Tous droits réservés TheGrou - février 2003

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