Petit Débris, tu me nargues. Que fais-tu
dans ma vie ? C’est le grand bazar dans ma tête depuis que tu es là.
Je t’ai ramassé un beau soir, tu traînais sur le trottoir.
Paris premier, l’arrondissement de tous les vices ! Je ne l’aurai pas soupçonné.
Le sexe en vente près du Palais Royal, c’est une réalité
inattendue pour un parisien d’importation comme moi.
Je ne sais pas ce qui m’a fait m’arrêter devant
toi. Tu avais le cul dans la Fontaine Molière, et tu bayais aux corneilles,
c’était paradoxal. Et puis la fontaine était plus habituée
aux ablutions des pigeons. Le tableau méritait la contemplation sûrement,
et je me suis attardé un peu trop, suffisamment pour que tu sortes
de ton état comateux. Les mots que tu as prononcés, je ne
saurais les retranscrire, mais ils m’ont envoûté. L’envoûtement
n’était cependant pas assez puissant, car je suis rentré chez
moi, te laissant macérer dans ton jus dégoûtant.
Tu es outrée ? Sache que vivre à Paris
enseigne l’indifférence, et j’ai vite appris. Ici, ton regard croise
des dormeurs de rue toutes les nuits, par tous les temps. Ici, le métro
ressemble à la cour des miracles. Ici, à force d’isolement,
les gens parlent tout seul et parfois haranguent les foules. Alors il ne
te reste pas beaucoup d’issues si tu veux rester sain : ignorer, mettre
des œillères et ça devient supportable.
Ce soir là, tu étais une épave dans la mer mégalopole.
Une épave insolite au point de transpercer mon masque d’insensibilité.
Mais les réflexes de protection se sont déclenchés
: je suis rentré très vite au chaud sans toi. Se méfier
de son prochain, règle incontournable.
Ma soirée fut identique à des centaines d’autres. Tu peux
haïr cet anesthésique puissant qu’est la télévision.
Grâce à lui, je ne pensais plus du tout à toi. Je me
suis endormi comme un bienheureux. Puis j’ai cauchemardé : tu étais
en train de te faire violenter dans la fontaine. Des dizaines d’abrutis
se précipitaient vers toi, avec l’intention de te sacrifier sur l’autel
de la haine.
Tu te moques ? Tu sais, sans ce mauvais rêve, je
ne serais pas redescendu. La conscience tient à peu de chose souvent.
Et peut-on parler de conscience, ou de mauvaise conscience ?
Enfin, quand j’ai remis les pieds dehors, tu n’étais plus dans l’eau.
Il n’y avait pas plus de vilains messieurs que de lapins de garenne dans
la rue. Rassuré, je m’apprêtais à rentrer, mais
je t’ai aperçue étalée au coin de la rue Thérèse.
Comme ce n’était pas le jour des poubelles, je t’ai ramenée
chez moi, car on ne laisse pas traîner les déchets si on est
quelqu'un de bien.
Choquée ? J’ai le droit de me moquer moi aussi
! Avec le recul, je me demande ce qui m’a pris. J’aurai dû appeler
la police et sortir de ton champ visuel pour toujours. Au lieu de ça,
je te planque ici, à deux pas de ton lieu d’embauche et de débauche.
Je reconnais ton courage car tu m’as déballé franco de port
toute ta vie. Ton enfance en Afrique, ta migration illégale vers
l’eldorado français pour rejoindre ton futur mari, ton incorporation
dans une équipe d’hôtesses de charme, terminus prostitution
de luxe dans ce beau quartier. On a fait de toi une loque. Où est
ta volonté ? Les produits que tu t’injectes ou que tu inhales ont-ils
détruit ton cerveau ?
Tu protestes ? C’est bon signe. Il reste encore de la
vie sous ton scalp. Que vais-je faire maintenant pour sortir de ce pétrin?
J’ai attentivement observé le manège de la petite entreprise
d’en face : ils continuent la vente du sexe sans toi. Ils ont des protocoles
très étudiés. Quand un client arrive, une conversation
s’instaure brièvement au travers de l’interphone et le client ne
tarde pas à monter. Il se produit un peu d’allées et venues
à l’étage, les filles se présentent, on offre une coupe
de vin à bulle (ça c’est toi qui me l’as dit), puis on dirige
l’invité vers une deuxième pièce. Dès lors,
la fille élue tire les rideaux et va accomplir la chevauchée
fantastique. Moins de vingt minutes plus tard, les rideaux s’ouvrent et
l’homme reparaît dans la rue.
Souvent, les filles s’ennuient en attendant le client. Elles fument une
cigarette à la fenêtre en taillant le bout de gras. Ce sont
toutes des femmes noires superbes. Elles plaisantent quelquefois. Je les
ai même vu siffler des passants. De temps en temps, il arrive un événement
extraordinaire : un homme monte directement, sans les palabres habituels.
C’est le branle bas de combat à l’étage. Les cigarettes disparaissent
comme par enchantement, les jupes sont réajustées et un sourire
factice est appliqué immédiatement sur toutes les lèvres.
Tu m’as assuré que cet homme était ton hypothétique
mari. Il semble chargé de relever les compteurs et de faire des recrutements
de temps en temps.
Ne pleure pas, on trouvera une issue. Je sais, ils ont
des appuis tes maquereaux. Les clients d’en face tâtent de la chair
fraîche, mais aussi de la finance ou de la politique. Ils protègent
à coup sûr le business. Tu sais, cet arrondissement est
à l’image de certaines de ses maisons bourgeoises. Au regard des
passants s’exhibe le prestige. Une voie royale, l’escalier principal, mène
dans des appartements de standing inondés de lumière. Puis
il y a la voie secondaire cachée. On y accède par la cour
intérieure où il faut prendre une petite porte. On trouve
alors un escalier de service très peu large qui distribue des chambres
de bonnes. Ces pièces spartiates ne reçoivent jamais la lumière
naturelle. Les deux mondes se jouxtent dans la plus complète ignorance
de leur différence.
Les murs sont solides, on ne les ébranle pas facilement. C’est comme
les voisins de l’institut du plaisir. Seul l’éloignement te sauvera.
Tu es de sang et de vie. Tu peux encore retrouver ton état d’autrefois,
il faut d’abord t’affranchir de ton poison. Bientôt, le Petit Débris
se changera en Amour. Crois-moi, mon Amour.
Tous droits réservés TheGrou - janvier 2002