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Caméléon

Tranquillement installé dans un petit restaurant de quartier, je patiente. Je salive d'avance à l'idée de déguster un tajine d'agneau. Il y a du monde aujourd'hui mais je me retrouve seul à une table de quatre personnes. Vu la fréquentation du restaurant, je n'imagine pas un instant y rester seul. La jeune étudiante qui vient d'entrer viendra-t-elle me tenir compagnie ? Non, hélas, elle va rejoindre un jeune homme assis dans un coin. Je me dis que partager une table avec des inconnus est souvent instructif. Il suffit de laisser nager son regard dans le vide, de faire mine de rien et de passer pour quelqu'un d'absorbé dans de lointaines pensées. Les oreilles deviennent les témoins des vies qui nous frôlent sans jamais nous révéler leurs secrets.
Deux personnes viennent d'entrer, un signe du patron m'indique qu'il va falloir que je partage mon territoire mobilier. Le premier homme s'installe à côté de moi. Il porte un complet sombre qui concorde avec son air grave. Le second personnage s'assied en face de son acolyte. Sa tenue dénote une décontraction apparente. Peut-on établir une corrélation entre les apparences et la personnalité ? J'en fais un jeu très souvent. Je ne vais pas bouder mon plaisir cette fois encore, je tente une élucubration sur mes deux compagnons de hasard. A la façon dont l'un a cédé le passage à l'autre, je vois une relation hiérarchique. A la tenue vestimentaire de chacun, je vois un univers professionnel feutré et bien climatisé, savent-ils qu'il a gelé ce matin ?
J'interromps ici mon élucubration, car ils ont passé commande, la conversation ne saurait tarder. C'est l'homme en face de moi qui ouvre le dialogue :
- Tu as vu ça, Paul, les chômeurs sont en grève ! Tu ne trouves pas ça drôle, toi qui as un regard de chef d'entreprise ?
- Si, c'est un peu surprenant. Je ne comprends pas bien quelles sont leurs revendications.
- Bah ! C'est bientôt Noël, ils espèrent sans doute des cadeaux. Ils vont remettre ça tous les ans, tu peux me croire ! Voir des inactifs faire grève me fait sourire. Ils sont pourtant peinards. Ils n'ont même pas à rendre visite aux agents de l'ANPE, ils envoient leurs cartes de pointage et c'est le cachet de la poste qui fait office de bonne foi. Bien sûr il leur faut s'inscrire et de temps en temps ils sont convoqués pour une réunion d'information. A part ça, l'administration les laisse végéter tranquilles.
- Tu n'exagère pas un peu, non ?
- A peine. Tous les six mois environ on leur demande de justifier leurs démarches pour retrouver un boulot. Il est si facile d'inventer des candidatures bidons. C'est quand même un système pervers qui ne motive pas vraiment les gens. C'est pour ça qu'on cotise autant pour le régime d'assurance chômage.
Là, il y a un temps de silence. Le prénommé Paul semble réfléchir. Il reprend la parole.
- Marc, dis-moi, tu n'as jamais eu de période sans emploi ? Il me semble me rappeler que tu as profité du système il y a quelques temps...
- Je te l'accorde. Il n'est pas question de cracher dans la soupe mais je reste lucide. Lorsque j'ai  perdu mon job, il y a huit ans, j'étais bien content de continuer à toucher quelque chose à la fin du mois. Grâce à cela, j'ai réussi à prospecter sereinement dans les entreprises de la région. C'est à ce moment que tu m'as embauché. Il était temps, je commençais à trouver le temps long.
- Tiens c'est amusant, à entendre tes premières paroles, l'état de chômage semblait idyllique.
- Tu n'as pas bien entendu le sens de mes propos. Je disais que l'ANPE  n'avait servi à rien sinon à me faire patienter au guichet pendant des heures, à me faire subir des entretiens minables. Il faut croire qu'on prenait un malin plaisir à nous humilier. Monsieur, il est midi, vous ne pouvez plus avoir un entretien ce matin, revenez cet après midi. L'après-midi, c'était trop tard, le poste était déjà honoré. Ou alors : désolé, vous n'avez pas le profil adéquat pour le poste. Quels incompétents ! Il ne faut pas s'étonner si certains jours l'ambiance des agences pour l'emploi vire au pugilat.
A cet instant, le serveur coupe le débat. Il vient d'apporter l'entrée aux deux convives.  Ils se taisent un moment en honorant leurs plats. Je termine quant à moi le tajine et commande un café. Au sourire en coin de mon voisin Paul, je sens que la conversation va reprendre. C'est effectivement Paul qui relance la discussion :
- Marc, j'ai un doute, peux-tu me rappeler qui nous avait mis en contact lors de ton embauche ?
- C'est un nommé Farid Clistule, de l'ANPE. Je me souviens bien des circonstances. Ton annonce était restée un mois dans une autre agence que la mienne. Son directeur évitait de diffuser ses offres d'emploi dans les autres antennes  pendant quatre semaines. Après ça, il autorisait la diffusion dans tout le département.
- C'était probablement là un moyen de diminuer son nombre d'inscrits. Pas bête le garçon, je l'emploierai un jour comme gestionnaire de notre stock ! Tu vois, certaines personnes sont compétentes à l'ANPE !
- Faut le dire vite ! Tous des incapables...
- Tu viens de me parler d'un certain Clistul ? Un incapable lui aussi ?
- Clistul, je lui dois beaucoup. Il a vraiment pris le temps de s'occuper de moi. Il a étudié mon dossier soigneusement. C'est lui qui a déniché ton annonce, il s'est même permis de m'appeler à mon domicile. Une attitude hors norme à l'Agence pour l'Emploi. En même temps, je suis presque sûr qu'il m'a traité à part parce qu'il me considérait comme un chômeur d'exception.
Paul est à côté de moi, il n'est pas aisé  de voir son visage. Pourtant j'aperçois sa mine étonnée. Il questionne :
- Comment ça, un chômeur d'exception ?
- Laisse moi te préciser la situation. A cette époque, j'habitais un quartier pas facile. Il y avait plein d'immigrés. Ce qui les intéressaient, c'était de toucher les ASSEDICS tout en gagnant du fric à côté. Je pense que la plupart avaient une activité non déclarée, ils se foutaient bien de trouver un boulot.
- Je suis étonné de ta connaissance de ce milieu. Comment peux-tu dire qu'ils ne voulaient pas travailler ?
- C'est monsieur Clistul lui-même qui me l'a dit. Il m'a donné l'exemple de nombreux maghrébins qui refusaient le travail proposé par l'ANPE, même à temps partiel.
- Et tu en déduis que les immigrés ne veulent pas travailler ?
- C'est peut-être vrai, non ?
- Sais-tu que ma femme se prénomme Samira. Ton discours sera du plus haut intérêt pour elle, fille d'immigrés...
- Je vois que tu te méprends encore sur ce que je viens de dire. Si certains immigrés ne veulent pas travailler, c'est qu'ils ont de bonnes raisons. Je peux te les exposer, si cela t'intéresse.
- Je suis curieux d'entendre ça !
- Je reprends les propos de monsieur Clistul : le niveau de vie des immigrés est modeste. On leur propose souvent un travail  rémunéré en dessous de leur allocation chômage. Quand ils ont une famille à nourrir, ils ne peuvent se permettre de perdre de l'argent, c'est une question de survie. Tu prends ce cas concret : imagine un gars à qui l'on propose un contrat de courte durée qui lui rapportera 80% du montant de ses allocations. Dans cette situation, ont peut supposer que le gars touchera une compensation des ASSEDICS. Et bien non, le versement est suspendu, ce qui fait une perte de revenu de 20% alors que le gars a travaillé. Tu comprends pourquoi les immigrés ne veulent pas travailler, dans ces conditions.
- C'est une situation cornélienne en effet. Ce que tu viens de m'exposer est également valable pour les Français de souche, non ?
- Oui, certainement pour ceux qui ont une condition modeste.
- Alors je ne comprends pas pourquoi tu as centré tes paroles sur les immigrés. Pendant un instant, j'ai cru entendre un discours raciste. Cela aurait été d'autant plus mal venu que ton monsieur Clistul, que tu semble estimer, se prénomme Farid. Ne serait-il pas d'origine étrangère par hasard ?
- Tiens, je n'y avais jamais pensé. Tu vois bien que je n'ai pas d'a priori envers les étrangers puisque j'apprécie un immigré!
C'est à cet instant que j'aperçois la pendule, il me faut déguerpir au plus vite pour ne pas rater ma réunion hebdomadaire avec la direction départementale. Je suis chargé d'améliorer les conditions d'accueil des chômeurs dans les Agences Nationales Pour l'Emploi. C'est un boulot prenant, il faut savoir s'évader entre midi et deux pour se ressourcer. Je n'ai pas perdu mon temps aujourd'hui, je suis content d'avoir fait la connaissance indirecte  de Farid, un potentiel allié dans mon immense tâche. Quant à Marc, le champion de la géométrie variable, il s'en tire bien cette fois-ci. Son patron ne sera peut-être pas dupe la prochaine fois. Sacré Marc, peut-être nous reverrons-nous bientôt... dans le cadre de l'ANPE !
Tous droits réservés TheGrou - octobre 2002

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