L'usage du monde (1963)
Editions Payot / Voyageurs
Le livre commence par une citation de Shakespeare:
"I shall be gone and live or stay and die".
Presque tout est
dit dans ce préambule. Pour Nicolas Bouvier, le voyage n'est pas une
parenthèse dans la vie, c'est la vie même. Le récit débute
en juin 1953 à Genève, lorsque Bouvier reçoit une lettre
de Bosnie. Son ami le peintre Thierry Vernet l'attendra fin juillet à
Belgrade.
Une vieille Fiat retapée, "deux ans devant eux et
de l'argent pour quatre mois", Thierry et Nicolas ont parcouru les routes
de Bosnie, Yougoslavie, Turquie, Iran... fait une halte hivernale à Tabriz
(Azerbaïdjan), continué vers l'Afghanistan jusqu'au Khyer Pass,
à la frontière de l'Inde. C'est là que le récit
nous abandonne alors que le voyage continue.
Est-ce l'influence du peintre
sur l'écrivain ? Le voyage raconté par Bouvier se ressent plus
qu'il ne se lit. On est estomaqué par la précision des prises
de vues. Des détails au premier abord insignifiants donnent un relief
saisissant à chaque scène. Le son envahit parfois l'espace au
point d'occuper l'avant plan. Rien ne manque dans ce monde de sensations, pas
même les odeurs.
Les descriptions ne s'arrêtent pas en surface.
Bouvier s'appuie sur une connaissance approfondie des cultures, de l'histoire.
Il parvient à restituer les caractères si subtils des hommes et
des villes.
On découvre comment des vers de Hâfiz*, peints sur la
voiture, servent tantôt d'antivol, tantôt de laisser passer.
L'écrivain Nicolas Bouvier est en retrait du récit.
Pourtant, de nombreuses réflexions ponctuent les étapes du voyage.
Les moments de doute, les phases d'euphorie, la peur, une certaine philosophie,
tout cela ajoute une démarche à ce qui n'était qu'un périple.
"La vertu d'un voyage, c'est de purger la vie avant de la garnir".
Avec
une prose si belle et si profonde, impossible de ne pas faire de citation :
"Comme
une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs.
Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu'on porte en soi, devant cette
espèce d'insuffisance centrale de l'âme qu'il faut bien apprendre
à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être
notre moteur le plus sûr".
* Poète perse du 14e siècle.