« Dix huit ans, le bel âge ». Quelle ineptie ! Dix huit ans,
c'est interminable pour quelqu'un qui attend de prendre son envol. Je suis enfin
majeure, c'est à dire libre de décider de mon devenir. Ne croyez
pas que je sois naïve, je connais la difficulté de s'affranchir
des nombreux carcans qui me tiennent et me retiennent. Je vois le piège
de l'apparente chaleur du cocon familial. Mes parents font ce qu'ils peuvent
mais au fond, que suis-je pour eux ? Une future diplômée. Ne comprennent-ils
pas que mon bonheur ne passe pas par la réussite sociale. Eux ont trimé
toute leur vie pour réussir à s'entourer d'objets inutiles. Ce
bel électroménager, cette grosse voiture presque neuve, cette
grande maison. Ils sont rassurés d'être semblables aux autres.
Que de temps perdu à accumuler des richesses futiles ! « Tu verras
quand tu grandiras, tu pourras te payer tout ça ». Devenir une
bogue vide qui s'endort devant la télé : jamais de ma vie. Je
laisse mes parents derrière moi sans remords.
Il y a bien quelques personnes qui pourraient me retenir. Je pense à
ma sœur qui est pour moi une véritable amie. Je pense à mes deux
amies qui sont de véritables sœurs. Elles ne comprendront pas ma démarche,
elles sont contaminées pas le virus mortel de la vie. Elles croient encore
au Père Noël, rêvent d'un mec beau, intelligent, qui les fera
atteindre le nirvana pour le reste de leurs nuits. Je les connais les mecs,
pas tous évidemment, uniquement un échantillonnage représentatif
pris au hasard des hasards. Regardez-les ces mâles, menés par leur
bout, débitant des phrases sans queues ni têtes avec pour unique
objectif d'emballer. Je vous accorde que mon jugement est un soupçon
sévère… Je dois reconnaître en toute honnêteté
que dans le nombre de mes prétendants figurait un amoureux transi. C'est
comme ça qu'on appelle un garçon qui ne vous tâte pas l'ensemble
de l'épiderme avant le quatrième rendez-vous. Celui là
m'aurait presque donné envie de rester. Seulement, il avait envie d'un
avenir tout en rose avec des bébés en prime. L'idée de
mettre sur terre un enfant me révulse. Expulser de mon corps un être
nouveau, le regarder ensuite s'abîmer au contact de l'acide du monde.
Je refuse de devenir complice d'un ravage annoncé.
A force d'entendre les autres, je saisis combien je suis seule et isolée.
En cours il y a six mois déjà, il était question de l'Inde
et de son incommensurable pauvreté. Je me suis exclamée «nous
aussi, nous sommes pauvres. Regardez les églises se vider, les caddies
se remplir, les formes s'arrondir, les gens bien dépenser, bien moutonner.
La pauvreté de notre pays se trouve dans nos cerveaux. La preuve : on
meurt encore en France de misère. Pourtant, nous n'avons pas l'excuse
de la faiblesse économique ! ». J'avais pensé toucher mon
auditoire car pendant une minute j'étais devenue le centre de l'attention.
Il m'a fallu déchanter et me rendre à l'évidence : je n'avais
soulevé que de l'incompréhension, ma phrase n'avais dérangé
personne, elle avait juste provoqué la surprise. Depuis longtemps déjà,
intuitivement, je ressentais une sorte de barrière invisible lorsque
je me frottais aux autres. Le contact ne se faisait pas. Cet incident m'a fait
prendre conscience de ma différence incurable. Je n'avais ma place ni
dans cette salle de classe ni dans ce pays. Comme une illumination, le remède
du Bout du Monde m'est apparu comme la solution.
Aujourd'hui, c'est le grand jour : le Bout du Monde m'attend. Je ressens son
appel grandissant. Je dépose calmement ces lignes sur mon vieux cahier
rempli de l'essence de mes jours. Je suis en train d'en fixer l'opercule, telle
une étrange sorte d'épitaphe. Lisez mes écritures après
mon départ. Relisez-les. Vous comprendrez peut-être pourquoi je
m'en vais sans même me retourner. J'ai mis de l'ordre dans mes affaires,
je porte ce que j'ai de plus beau car le départ se doit d'être
brillant. Je vais fermer ma porte comme d'habitude et vous saurez où
me trouver : au bout du Bout du Monde, là où il y a un parapet.
Derrière ce parapet, il y a le vide. Derrière ce vide, il y a
mon destin.
Tous droits réservés TheGrou - novembre 2003