Je savais que la journée serait difficile,
il y a des signes qui ne trompent pas. Pourtant il me restait quelque espoir
en regardant mon hamac sous le bleu immaculé du ciel. Je m’installais
donc dans le plume céleste avec un canard quelconque en espérant
une tranquillité bien méritée. La paix fut de courte
durée, le courrier annonçait un désastre probable car
une lettre de ma mère se trouvait dans les mains de ma régulière.
- Veux-tu que je te la lise ? me demanda Mathilde, ma chère et tendre.
- Bien sûr ! répondis-je d’un ton détaché.
Après les blablas d’usage entre une mère et un fils, le sujet
de la missive dériva sur un article de presse. Mon ancêtre
l’avait déniché en faisant du rangement. L’article en question
avait dépassé la date de fraîcheur depuis plus d’un
septennat. Il était passé, à l’époque, au travers
de la grille de lecture de ma mère, pour être repêché
aujourd’hui.
Mathilde, ma chair tendre préférée lut dans la foulée
le produit journalistique périmé :
« Dysfonctionnement des systèmes de sécurité
: un mort à la société MegaCompteur.
Mardi soir, alors que la plupart des employés avaient quitté
leur lieu de travail, monsieur Lamorte, directeur de la société
MegaCompteur entama une visite de routine de l’entreprise. Durant son inspection,
l’alarme incendie s’est semble-t-il déclenchée dans les locaux
techniques, entraînant aussitôt la mise en branle du dispositif
de lutte contre les feux. Ce dispositif d’installation récente était
sensé neutraliser n’importe quelle source d’ignition en remplaçant
l’air de la pièce avec du gaz carbonique. Pour une raison inconnue,
les portes de sécurité sont restées hermétiquement
closes alors que monsieur Lamorte essayait de s’échapper du local.
Il a rapidement succombé à l’asphyxie.
Selon les premiers résultats de l’enquête, monsieur Lamorte
aurait pénétré dans les locaux sécurisés
en possession d’une cigarette allumée, ce qui pourrait expliquer
la mise en route de l’alarme. »
- Tu m’expliques pourquoi ta mère t’envoie ce texte peu réjouissant
? , demanda-t-elle.
- C’est très simple, elle veut me rappeler combien j’aimais mon ancien
directeur, combien je regrette ce salaud et combien je déplore cet
accident.
- Tu as travaillé pour lui ? C’est curieux, tu ne m’as jamais parlé
de ça, c’était pourtant peu de temps avant notre rencontre.
Il était si terrible que ça ?
- Assez terrible, en effet. Ce brave Lamorte était un véritable
tyran. Il m’en a fait baver comme jamais durant le reste de ma carrière.
Mais il y a prescription maintenant, changeons de sujet.
- Là, tu exagères. Tu en as trop dit pour t’arrêter
ici, continue s’il te plaît.
Reluquant le regard à la fois implorant et implacable de Mathilde,
j’ai vite su qu’il ne me restait pas d’autre alternative que d’achever mon
récit. Je repris donc :
A cette époque, c’était le temps des vaches maigres.
Je cherchais un boulot un peu durable, histoire de me poser. Une agence
intérimaire avait passé une annonce intéressante. Un
technicien en électronique était recherché pour un
gros chantier, je me suis donc présenté. Nous étions
nombreux à avoir répondu à l’appel et déjà
beaucoup moins à correspondre aux critères. Au bout du compte,
nous fûmes trois à être recrutés.
- Evidemment, sinon tu ne raconterais pas l’histoire ! lança effrontément
mon interlocutrice.
- Bien sûr ! Mais si mon histoire te fatigue, tu peux me le dire tout
de suite.
- Ne te fais pas prier, continue, répondit-elle.
Dès mon arrivée, j’ai vu à qui j’avais affaire. C’était
un homme assez grand, la quarantaine finissante. Il portait la barbe, avait
le cheveu court et le regard presque aussi sombre que son humeur.
Dès le premier jour, ses rugissements ont retenti. Après une
semaine, nous fûmes promus tous les trois au rang d’incapables. C’était
un peu vrai d’ailleurs, parce qu’il nous faisait toucher à tout,
du sol au plafond.
- Tu ne m’as même pas décrit sa boîte !
- C’est bien vrai !
Il possédait une société qui proposait d’effectuer
des gros traitements de données. Il travaillait pour les organismes
bancaires, mais avait pour ambition d’élargir son offre à
d’autres secteurs, comme l’armée par exemple. Ce n’était pas
idiot, mais il manquait de moyens. Il voulut installer de nouveaux calculateurs
très puissants afin de répondre aux futurs besoins. Ce fut
la raison de notre embauche. La tâche était énorme,
d’autant que nous devions installer outre les calculateurs, la climatisation,
les alarmes, le contrôle d’accès, la protection incendie...
à part les toilettes, nous avons tout fait !
- Laisse-moi deviner : vous n’aviez pas la compétence pour installer
le système anti-incendie, et c’est pour cette raison que le gars
est mort !
- Ce n’est pas tout à fait faux, mais ne va pas si vite.
Mister Lamorte était un maniaque de la sécurité. Il
comptait travailler pour l’armée, alors il voulait que son site soit
digne du secret défense. Il était très suspicieux à
notre égard et surveillait nos faits et gestes. Un jour, il nous
convoqua à une entrevue en tête-à-tête. En ce
qui me concerne, j’eus d’abord droit à un questionnaire en règle
sur ma vie privée. Puis il m’interrogea sur mes anciens employeurs
en vérifiant la véracité de mes propos par recoupement
avec mon CV. Il me tendit même une notice technique en anglais pour
que je la traduise. Le pompon, c’est quand il se mit lui-même à
me parler anglais, comme ça, tout de go, en demandant de lui rendre
sa notice. Il me tendit le bras, et moi, dans la panique, je lui fis une
belle poignée de main. Il retira sa main avec un air mauvais et récupéra
sa feuille. Il commenta juste «anglais lu, écrit, parlé,
pas vrai ?», puis ajouta en gueulant : «suivant !».
- Je ne comprends pas pourquoi il te faisait passer un entretien d’embauche
alors que tu étais déjà en place, remarqua fort justement
Mathilde.
- Il voulait seulement tout savoir sur nous, répondis-je.
Toujours est-il qu’à l’issue de cet entretien nous n’étions
plus que deux à travailler pour lui, Bertrand et moi. Marc, le plus
expérimenté d’entre nous sortit directement du bureau du chef.
En prenant ses affaires, il dit : « je vous laisse avec l’autre cinglé
! ». On ne le revit plus jamais. Le patron perdit un point, mais il
tenta de sauver les meubles en nous faisant deux promesses : il remplacerait
le déserteur, et il promit que l’un de nous deux serait embauché
à la fin du contrat. Cette proposition d’embauche était sensée
nous mettre en concurrence. »
- Ca n’a pas du être efficace, vu le peu d’estime que vous aviez pour
votre employeur. J’imagine que vous ne vouliez pas rester sous ses
ordres pour une durée indéterminée, remarqua Mathilde.
- C’est évident, mais le patron considérait que bosser pour
lui était un privilège !
Plus d’un mois s’était écoulé depuis le début.
Nous fumes efficaces et formions une bonne équipe. Quand les structures
de notre Lego furent terminées, il fallut entrer dans le vif du sujet.
Mais notre gourou avait préparé minutieusement un planning
d’installation très personnel : il ne fut pas question d’introduire
le moindre ordinateur dans la pièce avant que tous les systèmes
de sécurité ne soient en place et opérationnels.
- C’était plutôt sage comme précaution ?
- Dans une certaine mesure seulement. Que l’alarme incendie soit prioritaire
relevait du bon sens, il y a toujours des risques de court circuit dans
une installation de ce genre. Par contre, que les accès soient contrôlés
pendant le chantier allait à l’encontre de la logique.
- Peut-être, demanda ma dulcinée, mais je n’imagine pas qu’on
puisse laisser rentrer n’importe qui dans un site en travaux.
Ce qu’il faut que tu comprennes, c’est nous étions au sein d’un bâtiment
déjà très surveillé. Pour entrer, il fallait
montrer patte blanche au gardien de l'immeuble. Ensuite, Rosemarie, la ravissante
secrétaire de l’accueil devait filtrer et aiguiller tout visiteur.
Elle ne rigolait pas, Rosemarie. Une fois, un coursier qui s’était
trompé d’étage a bien failli finir au poste, il semblait suspect
paraît-il.
Mais pour ‘le Boss’, cela ne suffisait pas. Nous installâmes donc
en priorité le contrôle d’accès. Un code personnel
à quatre chiffres et un petit clavier posé à chaque
endroit stratégique nous permettaient d’ouvrir les portes. Ce système
n’était pas pratique pour travailler, et nos allés et venues
s'en trouvaient entravées.
Le patron avait une autre phobie : celle du feu. Il avait décidé
d’installer un système anti-incendie très sophistiqué.
Ce système détectait les feux, mais aussi les éteignait
directement sans intervention humaine. J’étais complètement
néophyte en la matière, mais mon collègue d’infortune,
par le plus grand des hasards, avait déjà réalisé
la mise en œuvre de tels matériels. Il en connaissait un rayon et
a commencé à s’inquiéter des options choisies par notre
chef : en cas de danger, une grosse bonbonne remplie de gaz carbonique libérait
son contenu asphyxiant dans les pièces menacées. Avec un tel
procédé, si les personnes présentes n’évacuaient
pas dans les minutes qui suivaient, c’était la mort certaine.
- Dans un sens, c’est plus propre, on meurt étouffé au lieu
de mourir carbonisé, railla mon épouse.
- Exact, et c’est là que Bertrand, mon acolyte, est entré
en scène.
Lors de la réunion hebdomadaire avec le chef (nous appelions cela
le gril), Bertrand s’attaqua aux choix du patron en matière de sécurité.
Il fit un exposé très instructif sur le mélange de
gaz argon et azote. Ce cocktail pouvait remplacer le CO² avec un avantage
incontestable : il ne mettait pas en péril la vie des occupants du
local. Le chef ne changea pas d’avis, comme je m’y attendais. Il prétexta
que le contrat était déjà passé avec le fournisseur,
et qu’il était trop tard pour faire marche arrière. Effectivement,
les gus sont venus deux semaines plus tard pour l’installation. Mais contrairement
à la déontologie du métier, ils ne firent qu’une mise
en place partielle du matériel. Il resta à notre charge de
la compléter. Bertrand en devint furieux : un agrément fut
délivré à notre patron en contradiction avec la réalité
du terrain. Cela sentait la magouille à plein nez.
Autant dire que les relations entre le boss et mon collègue étaient
au bord de la rupture. Néanmoins, le chantier prit forme. Nous
pensâmes même le terminer dans les temps, jusqu’au matin fatal.
Ce jour là, mon collègue était de sale humeur. La veille,
il avait eut un échange de mots violent avec le patron. Il n’y avait
là rien d’exceptionnel, mais le conflit passa des paroles aux actes.
Le chef réussit à bloquer les accès de la salle où
nous travaillions. Il profita d’un moment ou Bertrand s’y trouvait seul
pour verrouiller les sorties. La claustration dura cinq minutes. A l’issue
de celle-ci, le Boss tint un discours du genre «voyez-vous,
si quelqu’un de malveillant s’introduit dans notre forteresse, il y restera
enfermé jusqu’au lendemain matin. Pour peu que l’alarme incendie
se déclenche, il ne nous restera plus qu’à l’expédier
à la morgue sans passer par la case justice. Que pensez-vous de ce
moyen de lutte contre la délinquance ? Novateur non ? ».
- Mais il était cinglé ce type ! s’indigna ma douce.
- Il l’était, effectivement, il l’était...
Ce qui est sûr, c’est que Bertrand en fut fortement déstabilisé.
Toutefois, je ne parvins pas à savoir si les événements
s’étaient réellement déroulés comme ça.
Je ne crus pas qu’il était possible d’empêcher toute sortie
de la salle. Malgré tout, la matinée s’écoula normalement.
Lorsque nous sommes revenus de la pause du midi, il nous fut impossible
de pénétrer la zone sécurisée. On avait changé
les codes. Le tyran avait encore frappé. Il nous déclara être
le seul maître à bord, et que ceux qui n’étaient pas
d’accord pouvaient s’en aller. Mon collègue lança que cette
journée dans cette boîte serait pour lui la dernière.
Pour ma part, j’enrageais en silence.
Il fut difficile de trouver l’énergie suffisante pour finir cette
maudite journée. J’ai cependant trouvé le temps de modifier
les détecteurs de fumée. Je comptais donner une leçon
à mon chef bien aimé ».
- Quoi ? Qu’as-tu fait ?
- Je ne pouvais pas prévoir le drame, mais laisses moi t’expliquer
jusqu’au bout.
J’avais donc concocté une petite vengeance. Je savais que «le
seul maître à bord » faisait systématiquement
une tournée nocturne dans toutes les pièces. Il avait laissé
auparavant des traces intéressantes, tels les mégots que ne
manquions pas de retrouver de temps en temps le matin. Je minais donc son
terrain de jeu en réglant l’un des détecteurs sur le plus
sensible possible. Je sus que cela enclencherait la mise en route de la
protection incendie, je pensais infliger une bonne trouille au despote sans
pour autant lui faire courir de risque. Il n’y avait pas de raison logique
pour qu’il reste prisonnier. Je savourais par avance sa tête devant
la facture amère du changement de la bouteille de gaz défunte.
Je me suis couché ce soir là avec le coeur léger.
- Le réveil a dû être brutal, apprendre qu’un homme était
mort par ta faute, ça n’a pas du être facile à avaler.
J’ai moi-même du mal à le digérer. Je suppose que tu
as dû subir les interrogations des enquêteurs. Ils ont du te
cueillir à ton arrivée. Je ne sais pas comment tu as fait
pour t’en sortir. Tu es vraiment un imbécile, voire un criminel sur
ce coup là !
- Eh là, doucement ! Je te répète que je ne voulais
pas attenter à sa vie !
Il est vrai que je me suis senti carrément coupable quand la police
posa ses questions. Puis une inquiétude m’apparut tout à coup
: il ne fallait pas que mon confrère soit soupçonné
à ma place, aussi je récupérais discrètement
ses coordonnées auprès de la secrétaire, et lui intimais
l’ordre de venir au plus vite. A son arrivée, je pris le temps de
lui expliquer le drame, et martelant bien le mot accident. Il n’échappa
pas à la séance de questions, et sembla apaisé quand
les flics en eurent terminé. Les autorités nous donnèrent
quartier libre, et je décidais de tout révéler à
Bertrand. Je l’invitai donc à me suivre dans un café tranquille.
Lorsqu’il fut assis en face de moi, il devint bien pâle. Il prit la
parole avec un ton cérémonieux que je ne lui connaissais pas.
- Si tu me fais venir ici, c’est que tu as tout compris, m’a-t-il déclaré.
Devant ma tête étonnée, il fit une pause et poursuivit.
- Je te l’avoue, c’est bien moi qui ai fait en sorte que soient bloquées
les portes lors de la ronde de Lamorte. Je ne pensais pas qu’il y laisserait
sa peau, je voulais juste lui rendre la monnaie de sa pièce... dis,
tu me crois ?
Je trouvai les mots justes pour le calmer. Ces mots, je les remâchais
depuis pas mal de minutes pour mon compte personnel. Je le quittai en lui
assurant que cette histoire resterait sous le sceau du secret, sans toutefois
lui révéler ma propre participation.
Je repense à tout ça de temps en temps. Et dire que l’argon
l’eut sauvé...